C'était en mai 1968, ils se souviennent...
« Ma première grande grève »
En Mai 68, jeune marié, je viens d’être élu délégué du personnel CGT à la Lyonnaise des Eaux. Depuis la mi-février, un climat tendu règne à Bordeaux comme sur tout le territoire, manifs d’étudiants dès février, conflits dans les entreprises presque aussitôt. Au mois de mai, d’importantes manifs réunissent ouvriers et étudiants. Le 10 mai, avec le syndicat FO, nous occupons notre entreprise (rue Paulin) pendant deux semaines et demie. Des assemblées générales quotidiennes reconduisent le mouvement par vote à main levée. Je me souviens de l’énorme manif du 13 mai, des barricades cours Victor-Hugo et de quelques échauffourées place Gambetta avec des provocateurs gauchistes qui tentent d’exploiter les tensions. C’est ma première grande grève ! Les accords de Grenelle où la CGT est représentée, entre autres, par Georges Séguy (ancien résistant et cheminot), permettront une augmentation de 35 % du SMIG (salaire minimum garanti), de belles avancées sur le plan revendicatif local et sur nos bulletins de paye. Un bien joli mois de mai…
Claude Mazhoud
« Un mois d’euphorie et de liberté »
Je n’ai pas honte de vous dire que mai 68 fut pour mes amis et moi un mois de fête, d’euphorie et de liberté. Loin de Paris mais tout de même très politisés, camarades au PSU et adeptes de Rocard, nous suivions l’actualité de près. Le jour, nous défendions le monde ouvrier en faisant le piquet devant l’usine Thomson. Ces piquets étaient plus souvent allongés qu’érigés car la plupart du temps nous dormions dans les palettes au soleil, pour récupérer des nuits de fêtes qui commençaient par des réunions dans les facs de Clermont Ferrand où l’on refaisait le monde, dansait, fumait et buvait plus que de raison. Au petit matin, on se refugiait Chez Marcel près de la gare devant une soupe à l’oignon que bien souvent le tavernier, très remonté contre le Général, nous offrait.
Fin mai, Thomson Paris demanda à une équipe bien rodée de moniteurs de colonies de vacances à laquelle j’appartenais de rejoindre rapidement Beaulieu sur Dordogne. Il fallait ouvrir dès le 15 Juin un lieu pour accueillir les enfants désœuvrés d’ouvriers parisiens aux revenus minés par les grèves. Terminée l’insouciance, mais pas la fête. Ce fut un séjour très réussi. Les enfants eurent cinq semaines de bonheur entre la piscine et les fougères corréziennes.
Paule Burlaud
« Grève, plage et caravane »
Je suis à l’époque chef de travaux à l’arsenal de Brest et participe à la grève générale à partir du 15 mai environ. Nous nous réunissons périodiquement pour décider, en fonction des informations dont nous disposons, de la poursuite du mouvement. La grève est ainsi reconduite pendant environ trois semaines, ce qui nous permet de profiter d’un temps magnifique pour de belles séances de plage !
Fin mai début juin, les chefs de travaux de Brest, dont je suis, rejoignent leurs collègues d’autres établissements à Paris, à proximité du ministère de la Défense, boulevard Saint-Germain. Nous sommes en tout deux à trois cents. Alors que le cortège se forme un commissaire de police, accompagné de quelques CRS, se présente à nos responsables pour leur annoncer que les manifestations de rue sont dorénavant interdites ! Après négociations, nous sommes autorisés à tourner, sans pancartes et sans slogans, autour de l’îlot Saint-Germain, deux ou trois fois. Puis retour vers la gare. Un coup pour rien, sinon pour retrouver Paris où subsistent les traces des échauffourées qui ont tenu le pays en haleine pendant plus d’un mois.
Cette grève et les accords de Grenelle du 27 mai qui ont suivi se sont traduits pour moi, comme pour une majorité de travailleurs, par une augmentation significative de mon traitement et un rappel de 5 000 francs, soit 6 000 euros, ce qui m’a permis d’acheter une nouvelle caravane, qui a fait le bonheur de la famille pendant de nombreuses années.
Roger Peuron
Je n’ai pas tout compris
J’ai 15 ans, je suis en seconde chez les religieuses de la rue du Mirail. Dans ma famille traditionnelle et catholique voire conformiste, il y a 2 dieux après le big one : le travail et le respect de la hiérarchie !
Alors comment vous dire ? Cette sorte d’agitation brassant des idées qui n’en sont pas, altérant l’ordre public et mettant à mal le sauveur de la France, n’est pas la bienvenue. On la supporte comme on a supporté les privations de la guerre mais là, on continue à faire ses courses aux halles Lagrue. Mon oncle lui, surveille de près les jeunes échevelés qui viennent dépaver notre rue vénérable et tremble que ses réactifs de laboratoire, entreposés à la cave, ne rencontrent une étincelle malencontreuse. Chez les religieuses à cornette, panique à bord, elles tremblent que le lycée Montaigne en face ne nous envahisse (pour quoi faire, grands dieux ?) Nous sommes donc renvoyées dans nos pénates d’autant plus qu’une jeune prof de français fraîche émoulue de la fac retient ses cheveux fous avec un lacet ! Et pourrait nous expliquer deux ou trois choses. Enfin la bonne nouvelle, le voyage à Rome est maintenu et nous pouvons aller visiter les Catacombes et Saint-Pierre avec un jeune séminariste bien coiffé.
Ouf on s’en est tiré !
Édith Lavault
Une période de grande exaltation, presque d’ivresse
J’avais presque 17 ans, lycéenne tranquille mais politisée à Bordeaux, dans le ronron de l’époque tranquille des années 60. Le 22 mars fut une grande surprise : voir Daniel Cohn-Bendit à la télé, roux hirsute, gouailleur, provocateur. Au début, au lycée, les cours furent interrompus, les discussions dans les couloirs avec les profs sur des tas de sujets que nous n’aurions jamais osé évoquer avec eux avant. En fait, c’était une joyeuse pagaille, pas de violence, seulement beaucoup de liberté ressentie. Adieu les blouses obligatoires ! Par ailleurs, j’étais suspendue aux informations sur Paris et ses barricades, les affrontements, les trois étudiants meneurs principaux, Cohn-Bendit bien sûr, Sauvageot et Geismar et l’entrée en scène des manifestations des ouvriers dans les usines. Et plus de lycée, plus de bus, j’ai marché, beaucoup marché, écouté les gens, certains ne riaient plus du tout et avaient peur. La vie a repris son cours brutalement après cette période de grande exaltation, presque d’ivresse. J’en ai ressenti pendant longtemps une grande nostalgie et j’ai même épousé un ancien « repenti » mao-spontex.
Martine Lapeyrolerie
Je rêvais d’Amérique avec Joe Dassin
Élève en quatrième au collège Pierre Puget à Toulon, j’ai vécu la période mai 68 sous le signe de sonorités différentes de celles qu’on pouvait entendre à Paris. Le collège ferme en mai. Pour moi c’est synonyme de grandes vacances prolongées : je les passe chez ma grand-mère dans un petit village du Puy de Dôme.
C’est là-bas, loin des lancers de pavés parisiens, que je découvre le monde musical du Hit-parade. J’écoute en boucle Johnny et Sylvie, Sheila avec « sa petite fille de français moyen », et surtout Joe Dassin qui m’entraine à « siffler sur la colline »
Ce chanteur au prénom américain aura plus tard une grande influence : avec lui, je rêve d’Amérique et je promets que « je veux l’avoir et je l’aurais ».
Fille d’un père militaire, j’ai davantage en mémoire les défilés place d’Armes et la visite des sous-marins dans la rade de Toulon.
À la maison, nous suivons en noir et blanc, le mouvement social à la télévision. Je suis impressionnée par les barricades, la fontaine Saint-Michel envahie par les étudiants et je me familiarise avec trois noms qui marquent l’histoire : Daniel Cohn-Bendit, Alain Geismar et Jacques Sauvageot.
C’est bien plus tard, que je comprendrai vraiment ce qu’a été mai 68.
Nicole Cherimbaud
J’ai savouré les fruits de mai 68 en…69
Pas un garçon en vue, alignement de blouses bleues ou beiges devant les salles de cours. Le moindre écart vestimentaire est sanctionné : « Mademoiselle, vous êtes convoquée chez Madame le Proviseur » « Allez-vous changer immédiatement ! » Elle portait ce lundi-là un pantalon sous sa blouse. Voilà l’ambiance au lycée Marguerite de Valois à Angoulême où je suis en première.
L’effervescence parisienne gagne vite notre établissement : les profs sont en grève, des tables rondes sont improvisées. La parole libérée, nous inventons un autre monde. Mais dès qu’il est question de manifester dans la rue, mon père me rapatrie à la maison. Alors c’est en terminale, en 1969 que j’ai savouré les fruits de Mai 68 : je m’émancipe avec Malraux, Eisenstein, Agnès Varda, Bergman, Bob Dylan, Dvorak et… sa Symphonie du Nouveau monde.
Marie Depecker
J’écoutais les débats enflammés de La Nouvelle vague
J’habite dans le Quartier latin. Au mois de mai, je lis le seul journal quotidien qui parait : Combat. J’écoute les bruits des manifestations étudiantes et la répression par les CRS à l’aide de grenades lacrymogènes. Je vois sortir les nombreux camions bâchés de l’École militaire. Il se fredonne « les loups sont entrés dans Paris » de Serge Reggiani. L’arrêt du métro et autres moyens de transports par manque d’essence obligent les Parisiens à beaucoup marcher ou se déplacer à patins à roulettes. Je vais à l’École nationale de photo cinéma, rue de Vaugirard. C’est le lieu choisi par les réalisateurs, acteurs, critiques pour convoquer les États généraux du cinéma français. J’écoute Claude Lelouch, Jean-Luc Godard, Louis Malle, La nouvelle vague, décider le 19 mai, lors de débats enflammés, la fermeture pure et simple du festival de Cannes. Mais dès que l’essence est distribuée, la vie reprend.
Pierrette Guillot
Révolution en famille
Je n'ai pas encore 21 ans mais déjà des élèves, un mari et une petite fille. J'enseigne dans une école de campagne pendant que mon mari termine son cursus d'élève-ingénieur. J'articule de mon mieux mes horaires d'instit' débutante, de mère inexpérimentée et de ménagère débordée. Aussi, lorsque la grève générale commence, j'accueille avec enthousiasme ces vacances inattendues. Mon mari, très politisé, assiste aux AG, refait le monde et un jour, accepte de m'emmener à la manif'. Nous voilà donc à défiler dans les rues de Rouen, la petite Laurence sur les épaules de son père ! Oh, les beaux jours ! Mais des rumeurs de mouvements de chars circulent, De Gaulle disparaît et mon mari parle de prendre le maquis en cas de guerre civile. Je trouve ça beaucoup moins drôle. Puis, la grande marche gaulliste siffle la fin de la récréation, les rêves héroïques s'envolent... Une nouvelle routine s'installe mais rien ne sera plus jamais pareil.
Claudine Bonnetaud
J’ai connu ma période de liberté, teintée de révolte, bien plus tôt
Je n’ai pas vraiment ressenti en mai 68 un sentiment de liberté nouvelle. À 26 ans, prof au collège agricole de Castelnaudary depuis trois mois après un an d’armée, j’étais plus dans ma phase d’engagement dans la vie active que dans le délire du moment.
Certes, je trouvais des vertus à ce mouvement libérant du poids pesant des traditions mais c’est bien plus tôt que j’ai connu ma période de liberté teintée parfois de révolte. Au lycée, je m’opposais fréquemment aux profs en multipliant les colles, faisant parfois le choix de rendre une copie blanche aux contrôles. Après la prépa je me suis éclaté à l’ENITA* de Bordeaux, manquant les cours à l’occasion et profitant largement des plaisirs qu’offre la vie d’étudiant.
À l’armée, je refuse de suivre les cours d’officier et m’offre même quelques jours de prison après avoir été porté déserteur pour être parti en permission sans autorisation !
J’ai néanmoins fait grève quand elle s’est étendue à la province mais je me sentais décalé des événements, en partance dans le privé pour un poste d’ingénieur régional pour la noix du Périgord. J’en suivais néanmoins avec intérêt les péripéties parfois surpris par un tel débordement, inimaginable quelques mois avant. Parmi les leaders, seul Cohn-Bendit dont les yeux pétillaient déjà de malice, m’inspirait avec sa faconde libertaire.
François Bergougnoux
* École nationale des ingénieurs des travaux agricoles devenue depuis Bordeaux Sciences Agro
Étudiante passionnée, sérieuse, j’ai perdu une année de travail
Que d’amers souvenirs ! Étudiante au Conservatoire de Versailles, je partage la semaine entre ma ville de province, Châteauroux où je donne des cours, Versailles et Paris où je me perfectionne. Des heures perdues en trajets, un effort budgétaire incontestable de la part de ma famille car je loue en plus une chambre chez des Versaillais. Je suis une étudiante passionnée, sérieuse, assidue. Impossible d’oublier cette période ! C’est le travail d’une année perdu car les concours de fin d’année sont annulés. Le directeur, un homme très humain et compétent est réduit à frôler les murs du Conservatoire tel un fantôme, tête basse tant il a peur d’être pris à partie par les grévistes, ce qui d’ailleurs arrive. C’est aussi le souvenir de rassemblements interminables dans l’auditorium où des meneurs venant de Paris crient à longueur de temps : « La réforme ! La réforme ! » en tapant sur tout ce qu’ils trouvent sans donner d’autres explications.
À l’extérieur, les pavés volent, la foule déchaînée envahit les rues, les moyens de communication sont paralysés. Impossible de regagner ma ville natale.
Mai 68 a pris pour moi un autre sens que bien plus tard...
Jeanine Duguet (Lacoste)
L’appel de la rue était trop fort
J'ai 18 ans et suis au Lycée Technique de Talence en terminale E (Math et Tech). En tant que délégué de classe, dès les premiers soubresauts du mouvement de mai, je suis élu au Comité d'action lycéen (CAL). Avec les autres délégués des lycées, les débats sont rudes pour définir les objectifs à atteindre et les stratégies à adopter. Je fais l'expérience des AG, votes à main levée, motions adoptées, bagarres idéologiques, huées et sifflets. Au lycée, peu à peu, les rapports se dégradent avec les profs, les pions, l'administration et même les collègues les plus politisés. J'abandonne mon mandat, l'appel de la rue est trop fort. Je participe à toutes les manifs, cortèges, AG. Je lis Mao, Lefebvre, Nizan, mais aussi Stirner et Cioran, je découvre Vaneigem et son Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations, c'est un choc ! Je suis les cours d'économie politique à Science Po. J'erre de fac en fac, d'amphi en amphi, de groupe en groupe. Je participe à l'occupation de l'Opéra, je sortirai avec les autres sous une double haie de CRS. La nuit du 24 mai, je suis place de la Victoire, les manifestants construisent des barricades. Le grand échafaudage devant chez Olivetti est mis à bas. Un engin de chantier est pris d'assaut, rempart contre les forces de l'ordre. Gaz lacrymogènes et pavés volent. Un étudiant arbore fièrement un casque de chantier pour se protéger des coups de matraque. Un laconique « pas solide ! » me fait douter de la convergence des luttes... On ne pense plus au Bac, on veut changer le monde. Jean-Louis Deysson
Tarot et menthe à l’eau
À 16 ans, je n’avais pas une conscience politique très élaborée. Pour mes parents, l’agitation dans les rues ne devait pas empêcher leur fiston d’aller au lycée. Nous n’avions pas la télévision, seule la radio nous tenait informés de la situation. Pas de bus ? Marche à pied ! Alors, chaque matin, du moins au début, je quittais l’immeuble de la cité du Grand Parc pour rejoindre le CET de la rue des Menuts dans le quartier Saint-Michel. À 6 h 45, pas de manifestants mais la place de la Victoire gardait l’odeur piquante des gaz lacrymogènes. J’aimais traverser le marché des Capucins où les marchandes de fruits et légumes côtoyaient les bancs de poissons. Tout ce monde s’interpellait, se racontait les évènements. Au Lycée, bien évidemment pas de cours. Alors, avec 4 copains, nous partions vers un petit bar de la place Henri IV, Le Bistrot, tenu par une dame toute vêtue de noir et peu loquace. C’est là que mes camarades m’ont initié au Tarot. Nous y passions la quasi-totalité de la journée en sirotant des menthes à l’eau que l’on faisait durer le plus longtemps possible. Les rumeurs des manifs sur la place de la Victoire étaient étouffées et la concentration sur le jeu nous faisait oublier qu’à deux cents mètres volaient les pavés et les matraques.
Le Bistrot a disparu, remplacé par un petit restaurant de quartier devant lequel je passe chaque vendredi. Je ne sais ce que sont devenus mes copains de Tarot, mais chaque fois que j’y joue, en famille ou avec des amis, je revois mes 16 ans et cette époque violente qui a permis, je m’en rendrais compte plus tard, un formidable renouveau social dont nous sommes aujourd’hui les bénéficiaires.
Jean-Pierre Ducournau