Humour, la complainte du colon
Au début des années 1960, bien des peuples africains connaissent l’ivresse de l’indépendance. La plupart de ces pays sont alors sous tutelle française, c’est la fin de l’empire colonial français.
Bobo-Dioulasso, 13 décembre 1959, Ted Lacroix, riche producteur de coton tombe dans le coma en état de conscience minimale.
Ouagadougou, 10 avril 2019, il se réveille à la polyclinique internationale après 60 ans d’un grand sommeil, stupéfiant ! surtout que cet Hibernatus africain a conservé ses capacités intellectuelles et une bonne forme physique. C’est à Bordeaux où il a été transféré que L’Observatoire a rencontré ce phénomène mondial, parfait connaisseur du continent africain.
— L’Observatoire : Que ressentez-vous après tant d’années escamotées ?
— Ted Lacroix : Un grand désarroi, c’est une histoire à dormir debout !Je m’endors à 30 ans en Haute-Volta, je me réveille à 90 ans au Burkina-Faso. En novembre 1959, on enterrait Gérard Philippe, en 2019 je découvre Édouard Philippe, adieu le Cid, bonjour Don Quichotte. Je connaissais mieux la carte d’Afrique que mon propre corps, ma vieille mappemonde est devenue obsolète.
— Toute l’Afrique a subi de profonds bouleversements.
—Ça a dû être la bamboula un peu partout, Le Dahomey c’est le Bénin, l’Oubangui-Chari s’appelle République Centrafricaine, le Soudan français c’est le Mali. Ce n’est pas fini, la Côte française des Somalis a laissé place à la République de Djibouti, la Zambie a remplacé la Rhodésie du Nord, le Zimbabwe la Rhodésie du Sud, le Nyassaland est devenu le Malawi. Confirmez-moi que nos Antilles n’ont pas été touchées ?
— Regrettez-vous la fin de l’influence française sur ce continent ?
— Les troupes françaises ont occupé Ouagadougou dès 1896. J’ai toujours connu un ministre des Colonies, le dernier fut Jacques Soustelle. Je payais mes factures en monnaie CFA. En Haute-Volta, mes champs de coton s’étendaient à perte de vue et je côtoyais les plus hauts dignitaires français ou africains. Alors oui, j’en veux à Léopold Senghor et à Félix Houphouët-Boigny, futurs présidents du Sénégal et de la Côte d’Ivoire, parce qu’ils ont été des ministres d’une République française privée désormais de ses héroïques tirailleurs.
— Que pensez-vous de l’Indépendance de l’Algérie, ancien département français ?
— C’est la revanche d’Abdelkader, mais le père Bugeaud doit manger sa casquette et le Duc d’Aumale se retourner dans sa tombe. Et ce pauvre Savorgnan de Brazza s’il soupçonnait que la France fait tintin au Congo ?
— Avez-vous connu le racisme au Burkina-Faso ?
— Très peu, j’ai bien assimilé la négritude des Mossis et pris la peine d’apprendre leur langue, le Mooré, parlé par la moitié de la population de Haute-Volta. La ségrégation raciale sévissait paraît-il en Afrique du Sud, tout le monde savait, à part Ted. Les Afrikanders auraient dû se méfier, un président prénommé Nelson, ça sentait le coup de Trafalgar.
— L’indépendance de certains états vous a-elle surpris ?
— Pas celle de la Guinée qui a repoussé les propositions du général de Gaulle en 1958. Par contre, celle du Gabon m’a sidéré, après tout ce qu’Albert Schweitzer a réalisé à Lambaréné. Cette indépendance aura été le point d’orgue de l’ingratitude envers mon docteur-concertiste préféré. Les revirements du Cameroun, du Togo, du Tchad, de la Mauritanie, de Madagascar (où es-tu maréchal Gallieni ?) démontrent que la France file un mauvais coton et je connais bien cette matière.
— Vous adaptez-vous à votre nouvelle vie européenne ?
— J’ai compris que l’Afrique Occidentale française, l’Afrique équatoriale française, le bon vieux temps des colonies, c’était terminé. Je ne reverrai plus mes champs de coton. J’ai cessé de broyer du noir et je m’extirpe peu à peu du carcan colonial. Pour cela je fais des efforts colossaux, privation de Banania au petit déjeuner, suppression du rhum Négrita, arrêt total du vinaigre Tête noire… Je ne parle plus de race noire mais de Blacks, et vous voulez un scoop, je milite désormais pour l’indépendance de la Corse…
Ted Lacroix semble apaisé, finie la colère noire. Tant mieux, car un colon irrité, c’est rarement… bénin.
Claude Mazhoud