Un œil dans le rétro
On la disait noire, sale, endormie, elle serait aujourd’hui blonde et épanouie.
C’est en termes dithyrambiques que l’on évoque la métamorphose de Bordeaux. On vante sa beauté et tous les sondages s’accordent à en faire une destination touristique privilégiée. Ce concert de louanges n’est pas partagé par Michel Jolibois, un truculent septuagénaire. Il préside le Comité de défense du Bordeaux d’antan, axé sur la réhabilitation du passé de la ville. L’Observatoire a rencontré cet irréductible bordelais.
— L’Observatoire
« Noire, sale, endormie », c’est l’opinion unanime des médias et des Bordelais.
— Michel Jolibois
— Durant des décennies, Bordeaux a rayonné grâce à son industrie, son port, les forges et aciéries du Sud-Ouest, les huileries, Saint-Gobain, Marie Brizard, les aciéries de Longwy, les chantiers navals, les Grands Moulins, les imprimeries, des milliers de salariés, ça vous dit quelque chose ? Alors qu’une gangue de pluie et de suie se soit déposée sur nos façades, rien de plus logique, il devait y avoir aussi beaucoup de sueur. Ce noir, c’était les traces du passé. Bordeaux belle endormie, une trouvaille de journaliste !
— Les Bordelais ne se sont-ils pas approprié les quais et l’accès à la Garonne ?
— Si l’on se base sur l’esthétisme, le décor est superbe, mais la disparition du port l’emporte sur le plaisir de l’œil. Dans l’harmonie des façades des quais, il manque quelque chose. Deuxième richesse naturelle de Bordeaux, le port est tombé dans l’oubli. Son activité atteignait 14 millions de tonnes en 1972, 1 500 personnes travaillaient pour le port autonome, un millier de dockers y « bossaient », 17 grues surplombaient les hangars. D’un port à vocation nationale, Bordeaux est devenu un port régional. Jean de la Ville de Mirmont*, ne pourrait plus écrire « Je suis né dans un port. »
— Que pensez-vous des réalisations qui ont embelli Bordeaux ?
— J’ai un faible pour la Cité du vin et pour le pont Chaban. Dommage qu’il laisse passer ces immeubles flottants au lieu des cargos d’antan. Le stade Matmut est une cathédrale glaciale, sans âme, Lescure en a une. Le miroir d’eau ? Son succès éclipserait presque la Garonne, dommage !
— Le tram a ouvert de nouveaux horizons aux Bordelais…
— Ce mode de transport, disparu en 1958, symbole d’un passé révolu, réapparaît comme une marque de progrès. Dans les années 1980, la CUB (Communauté urbaine de Bordeaux) avait opté pour le métro VAL (véhicule automatique léger), le projet était en marche et voici qu’on en reparle.
— Vous devez vous réjouir de la renaissance de la Bastide et de Bacalan.
— Ces quartiers ouvriers ont longtemps été oubliés, la désindustrialisation en a fait des déserts. Leur regain ne peut que me satisfaire, la gare d’Orléans est désormais un temple du popcorn, place de Stalingrad, le lion n’est pas celui de Belfort, mais Veilhan n’est pas Bartholdi. La Maison cantonale reste le bijou de la Bastide.
— Les néo-Bordelais modifient-ils la sociologie de la ville ?
— Les arrivées massives d’habitants aisés nous inquiètent. Une boboïsation, un certain parisianisme se manifestent déjà, le prix de l’immobilier et des loyers explose. Bordeaux, vidé de sa substance industrielle, est axé sur le tourisme, les plus modestes se concentrent dans sa périphérie. Les SDF succèdent malheureusement aux clochards d’avant. La précarité a pris ses bases, la véritable noirceur de la ville, elle est là.
— Quel est votre point de vue sur l’évolution du commerce ?
— Le commerce de luxe se porte bien, mais que sont devenus nos marchés ? Déclin des Capucins, longtemps deuxième marché de France derrière Rungis, mort des marchés couverts de Lerme, des Chartrons, de Victor-Hugo et des Douves. La santé d’une ville se mesure aussi à la pérennité de ces centres de commerce de proximité ; entre 1982 et 1990, Bordeaux a perdu 2 800 emplois commerciaux !
— Votre discours n’est-il pas celui d’un ancien combattant ?
— Témoins de bien des mues de Bordeaux, l’aimer, le défendre est ancré dans nos gênes. Notre raison d’être réside dans cette passion pour notre ville. sont de cette trempe. Michel Suffran, l’écrivain bordelais et Yves Simone, le célèbre guide, sont de cette trempe.
— Si vous deviez résumer en une phrase cet amour.
— Soucieux de préserver l’âme de la ville, je laisserais parler Michel Suffran : « Une ville, à l’égal du visage humain, n’est belle que des visions qu’elle reflète, des passions qu’elle laisse affleurer. »
Claude Mazhoud
* Jean de la Ville de Mirmont : poète bordelais mort pour la France à 28 ans pendant la Première guerre mondiale, auteur de L’horizon chimérique.