Pholosopie de comptoir
Impertinent remue-méninges, le café-philo gagne les campagnes et concurrence le canapé-télé.
La mousse et le liquide blond se mêlaient sous son palais en une saveur fraîche à la fois suave et amère, ce demi-pression était vraiment le bienvenu pour Alban. Il venait de poser une question à Winston, il s’était levé - cinquante regards posés sur lui - un peu intimidé il avait cherché ses mots :
« Euh… le sujet de ce soir est : Toute vie est-elle unique ? Afin de cadrer la discussion je propose que nous définissions le concept de vie et la notion d’unicité.
– Pourquoi voulez-vous cadrer la discussion ? conteste un participant dans la salle. Winston Brugmans, professeur de philosophie et maître des débats vint au secours d’Alban :
– En effet, sans nous censurer, il serait intéressant de savoir de quoi nous allons parler. » Winston poursuivit son introduction en reformulant notre sujet, dit que pour simplifier on s’en tiendra à la vie humaine, parla d’incertitude, dit qu’en matière d’éthique la vie va de la conception jusqu’à la mort, que ce qui est unique est in substituable, « … parce que rien ne t'est substituable » écrivait André Breton dans Nadja.
Les premiers chrétiens
En ce mardi soir d’un petit froid vif et piquant de décembre, voilà une bien curieuse assemblée qui tenait séance à Sallebœuf, petit village des coteaux bordelais. Il s’agissait d’une rencontre « café-philo », autrement dit d’un délit de dialogue, forfait collectif et volontaire, commis en rébellion manifeste contre les soirées de télé-réalité, de super production hollywoodienne voire de football. Réfugiés dans l’unique café du village Chez Duga, à l’image des premiers chrétiens terrés au fond des catacombes de Saint-Callixte, nous étions donc quelques dizaines ce soir à résister au canapé-télé, à s’adonner à un remue-méninges impertinent, à savoir vivre en commun un débat peu commun.
Le tout Sallebœuf était là mais aussi quelques personnes des communes avoisinantes. Tous les âges et toutes les situations sociales étaient représentées. Geoffroy, mon voisin de table, me fit discrètement observer que le personnage assis devant nous est l’exorciste du diocèse. Quand on se souvient que dans l’Antiquité, le diocèse était une circonscription administrée par un vicaire de l'empereur romain, on mesure encore mieux la similitude de notre situation avec celle des premiers chrétiens…
La salle : « Un homme a-t-il plusieurs vies ?
Winston : – C’est le problème de l’identité personnelle. Qu’est ce qui fait notre identité ? Sur l’ensemble d’un parcours de vie, quelle identité demeure ? Qu’est-ce qui fait transformation de l’identité ? La vie est unique mais aussi multiforme.
La salle : – À l’instar du brahmanisme, Allan Kardec prônait l’idée de réincarnations successives des âmes dans des corps humains ou animaux. Où est le caractère unique de la vie dans cette croyance ?
Winston : – La métempsycose croit en une réincarnation dans une autre enveloppe charnelle mais l’identité spirituelle change-t-elle ? »
Ce Winston avait réponse à tout. Alban interrogea sa compagne du regard et reprit une gorgée de bière.
La salle : « L’unicité de la vie est-elle favorisée par la relation ?… »
Le débat se poursuivit, Winston aborda différents concepts sur ce sur thème en l’illustrant par des citations de Descartes, de Rousseau, d’Emmanuel Lévinas et de Paul Ricœur.
Il était 22h 15, le repas s’annonçait.
Les commensaux
Winston conclut les échanges : « L’unicité d’une vie est dans l’engagement et le don de soi. » L’occasion nous était donnée d’appliquer ce précepte, en effet il fallait aider nos hôtes à dresser le couvert. Tout ceci fut exécuté en temps record. Les commensaux poursuivirent la discussion autour d’une garbure généreuse, d’un confit de canard soutenu par un vin rouge du pays et d’une crème brûlée. « La vie est vraiment unique » pensa Alban en sortant de l’estaminet avec sa compagne. Philosophie de comptoir pensiez-vous ? Il était 23h 30, à la télé l’émission Star Pop se terminait, un jury populaire venait d’éliminer Shaïwen à coups de messages sms. Les Romains, eux, abaissaient leur pouce pour faire achever les premiers chrétiens jetés dans l’arène. Brrr, il faisait vraiment froid ce soir.
Alain Boussié
Contact : médiathèque de Salleboeuf
( 05 56 78 35 26