Un génie sans tête
À Bordeaux, où Goya s'est exilé pour fuir les persécutions, on cherche encore sa tête, disparue mystérieusement.
photo de D. Sherwin-White
Goya, chroniqueur du quotidien, a passé les quatre dernières années de sa vie à Bordeaux de 1824 à 1828, réfugié comme beaucoup d’exilés libéraux en opposition avec le régime dictatorial espagnol. Il y rend compte des désastres de la guerre, de sa cruauté extrême et de la misère qu’elle engendre. Mais son séjour bordelais finit en gag.
Goya reporter
Esprit libre, Goya se recentre sur le dessin réaliste pour dénoncer sans relâche les Désastres de la guerre entre la France et l’Espagne. Au travers d’une série de dessins, il dépeint les horreurs commises par les belligérants et les conséquences terribles pour les populations civiles. Le peintre dessine crûment les champs de morts et la famine qui tenaille les survivants obligés de mendier. Le réalisme des 82 eaux-fortes, gravées entre 1810 et 1820, en fait un reporter de guerre et pose les bases du photojournalisme du XXe siècle.
Goya réalise toujours des portraits royaux et des commandes de l’Église. Mais, malgré son statut de peintre en vogue, il n’est plus en odeur de sainteté ; ses relations avec les libéraux déplaisent au pouvoir.
Pour fuir les persécutions et l’absolutisme royal, Goya et sa compagne se réfugient d’abord chez un ami chanoine, puis quittent l’Espagne pour s’installer à Bordeaux, comme beaucoup de ses compatriotes, pendant l’été 1824.
Les quatre dernières années de sa vie à Bordeaux sont une période de grande créativité artistique. Il affirme son humanité en s’intéressant aux invisibles de la
ville de Bordeaux auxquels il rend hommage au travers de dessins, de peintures et de lithographies.
Parmi les œuvres les plus importantes se trouvent quatre lithographies montrant à la fois le combat entre toros, toréadors et picadors mais aussi le public tout autour, suggérant le mouvement des corps et les cris de la foule. Il continue à peindre aussi de petites peintures sur ivoire ou encore La Laitière de Bordeaux qui préfigure l’impressionnisme.
Son regard est très nouveau pour l’époque. Il recherche la vérité et apporte une dimension journalistique, politique et philosophique percutante à ses œuvres d’une étonnante modernité, tel ce dessin de mendiant qui ressemble aux portraits actuels de certaines bandes dessinées.
Jeu de piste
Le 16 avril 1828, Goya meurt à 82 ans, des suites d’une attaque cérébrale, au 57 cours de l’Intendance [1] à Bordeaux. Le lendemain, il est enterré au cimetière bordelais de la Chartreuse.
Plus de cinquante ans après, le consul d'Espagne à Bordeaux redécouvre sa tombe abandonnée et entame des démarches pour faire transférer le corps en Espagne. En 1888, une première exhumation trouve les corps éparpillés de Goya et de son ami Martin de Goïcoechea, beau-père de Javier, le fils de Goya. À la stupéfaction générale, le crâne de Goya a disparu ! La tombe est refermée en l’état.
Le 6 juin 1899, les dépouilles sont de nouveau exhumées et transférées à Madrid. Le crâne de Goya reste introuvable malgré les recherches. Les deux corps sont conservés, depuis 1919, dans l'église San Antonio de la Florida de Madrid, au pied de la coupole que Goya a peinte un siècle auparavant.
Alors débute un véritable jeu de piste. Goya était une sorte de géant avec une tête remarquable qui explique l’intérêt des chercheurs de l’époque. « Les Espagnols ont longtemps cru que ce crâne se trouvait chez eux […]. C’est à Bordeaux, et nulle part ailleurs, qu’il faut le chercher. Il manque encore quelques pièces au puzzle » reconnaît Jacques Rouhaud, ancien journaliste, écrivain et éditeur. Son hypothèse s’appuie sur la thèse soutenue à Montpellier par le docteur Gaubric, en 1920. Ce brillant anatomiste bordelais a laissé un acte dans le cercueil du peintre, indiquant avoir subtilisé le crâne pour l’étudier. L’opération aurait eu lieu dans le laboratoire du professeur Brulatour, spécialiste de l’anatomie et de la neurophysiologie du cerveau, de l’École de médecine de Bordeaux. À l’issue de cet examen, le crâne est conservé dans une salle d’anatomie de l’École de médecine. Il y reste près d’un siècle dans l’ossuaire de travail des internes.
Au milieu des années 1950, la trace du crâne est retrouvée dans l’arrière-boutique d’un cabaret espagnol, le Sol y Sombra, situé juste en face de l’École de médecine, aux Capucins, quartier prisé des réfugiés espagnols dans l’entre-deux guerres. Sans doute, un carabin a proposé aux tenanciers de leur donner le crâne, pour éviter qu’il ne soit jeté à la fosse commune. La presse espagnole relate que les habitués du cabaret étaient accoutumés à saluer le crâne lors de leurs joyeuses libations.
À la fermeture de l’établissement, tout son mobilier est vendu aux puces de Mériadeck et le crâne de Goya avec.
Dernièrement, le réalisateur espagnol Samuel Alarcón, est parti lui aussi à la recherche du crâne de Goya. Après cinq ans d’investigation et de voyages, il affirme que « c’est le scénario parfait pour un film policier ! » et conclut que « tout ce qu’on raconte est vrai. La réalité dépasse la fiction […] Cette histoire est tellement étrange qu’il ne serait pas possible de l’inventer ! »
Éric Dabé
Francisco José de Goya y Lucientes, dit Francisco de Goya, peintre et graveur espagnol, naît le 30 mars 1746 à Fuendetodos, près de Saragosse en Aragon. À la fin du XVIIIe siècle, Goya est le peintre officiel de la Cour d’Espagne. Il réalise de nombreux portraits d’aristocrates tout en étant proche des intellectuels libéraux. Sa carrière est à son apogée, même si certaines de ses œuvres (Les Caprices, La Maja Nue) sont censurées par l’Inquisition ([2])1. Goya vit à Madrid, mais on sait peu de choses de sa vie personnelle. Son épouse Josefa meurt en 1812. Après son veuvage, il vit avec Leocadia Weiss, dont il aurait eu une fille, Rosario. |
Sources : « Le dernier Goya : de reporter de guerre à chroniqueur de Bordeaux » Maria Santos-Sainz (éditions Cairn, 2020).
[1] L’immeuble héberge aujourd’hui l’Institut Cervantès
[2] L’Inquisition espagnole a duré plus de 350 ans. Commencée en 1478, cette période de censure, paranoïa, torture, autodafé, mort, persécution des hérétiques et en général de toute personne se prononçant contre les principes de l'église catholique, s’est terminée seulement en 1834.