Deux plumes pour un bouquin
L’art d’écrire est difficile, on joue bien du piano à quatre mains, est-il possible d’écrire à deux ?
Au 19e siècle, Émile Erckmann et Alexandre Chatrian forment sous le nom de plume Erckmann-Chatrian une brillante association qui donne entre autres L’ami Fritz, en Angleterre, Charlotte Brontë collabore avec son frère Branwell pour Juvenilia. Plus près de nous, Boileau et Narcejac illustrent le genre policier, Jeanne et Frédéric Petitjean de la Rosière composent de nombreux romans sentimentaux sous le pseudonyme de Delly. Aujourd’hui, des fratries journalistiques comme les Duhamel ou les Poivre d’Arvor s’essaient à cette technique.
L’Observatoire a rencontré Joëlle Dusseau et Pierre Brana, un couple girondin habitué à ce redoutable exercice à quatre mains.
Chambre à part
Née à Bordeaux face aux ruines du Palais Gallien, vestige du 3e siècle, Joëlle est inspectrice générale de l’Éducation nationale après une carrière de professeur d’histoire et géographie. Joëlle Dusseau est actuellement maire-adjoint, chargée des finances à Eysines, sénatrice de la Gironde de 93 à 98, elle est vice-présidente nationale des Radicaux de gauche. La gracieuse silhouette de cette femme met à mal l’image du sénateur ventripotent rivé à son fauteuil.
Pierre Brana, ingénieur EDF- GDF, a été secrétaire national du PS, conseiller de Michel Rocard au plan, à l’agriculture et à Matignon, vice-président de la CUB, député de la Gironde et maire d’Eysines durant 31 ans, il fut aussi un syndicaliste engagé à la CGT. Ce couple a été le premier couple de parlementaires de l’histoire de la République, ce qui fait dire au Figaro : « Les époux Brana font chambre à part. »
Ardente féministe
Agrégée d’histoire, docteur es lettres, militante des droits de la femme, grande amoureuse du 19e siècle, Joëlle Dusseau est l’auteur de Portraits de dames, dix femmes d’Aquitaine dont Aliénor d’Aquitaine, Rosa Bonheur, Jean Balde, Marguerite de Navarre, Jeanne d’Albret, Marie Lacore, ministre du Front populaire. Pour elle, ce livre représente une aventure inoubliable de 10 mois.
Elle consacrera un autre ouvrage à Aliénor une femme incomparable. Le juge et la sorcière raconte l’histoire authentique d’un juge bordelais du Parlement, Pierre de Lencre qui fit juger et exécuter 400 femmes pour sorcellerie.
Mais comment ne pas mettre en exergue sa biographie de Jules Verne, une belle revanche pour celle dont la thèse de doctorat d’État sur l’auteur de Michel Strogoff ne put être publiée en son temps.
Scientifique engagé
Pierre Brana est natif de Bacalan, ce quartier populaire éprouvé cruellement par les bombardements de la deuxième guerre mondiale. Issu d’une famille ouvrière, licencié es sciences, il devient ingénieur à EDF-GDF. Son militantisme syndical à la CGT (il a siégé aux instances départementales) l’oriente vers une solide carrière politique. D’abord analyste du mouvement ouvrier avec Le mouvement ouvrier en Gironde et Histoire des gaziers- électriciens bordelais, il aborde les dossiers politiques avec Les néo-socialistes et le syndicalisme et Les néo-socialistes girondins.
La guerre d’Algérie à laquelle il participe en tant qu’appelé le hante : « Je luttais en vain pour me débarrasser de cette pénible obsession. » Il lève enfin le silence sur cette période difficile de sa vie avec Mémoires d’un appelé en Algérie où l’auteur découvre l’existence de la torture : « Des chrétiens fervents déclaraient comprendre des interrogatoires poussés pour sauver des vies humaines. »
Et puis Pierre rend un vibrant hommage à son Bacalan natal, il écrit Une jeunesse bacalanaise où la guerre, la vie de quartier, la créativité des jeunes sont décrites avec émotion. Histoires de maire et autres histoires d’élu, son dernier ouvrage raconte les mille anecdotes de la vie du député et du maire qu’il fut.
Ecriture à quatre mains
Joëlle et Pierre sont passionnés par le destin d’Adrien Marquet, maire emblématique de Bordeaux jusqu’à sa dérive dans la collaboration.
Au départ, ils ne pensaient pas à un livre mais leurs travaux étalés sur une dizaine d’années aboutissent à Adrien Marquet, du socialisme à la collaboration. L’expérience est probante et les conduit à écrire ensemble après 4 ans de recherche, Robert Lacoste de la Dordogne à l’Algérie française ou l’histoire d’un syndicaliste CGT, devenu le symbole de la torture en Algérie dont il est ministre-résident.
Le couple avoue que le destin sulfureux des deux hommes, leur personnalité, leur engagement politique fort, un nationalisme exacerbé et leur lente dérive les ont fascinés.
Quand Lacoste déclare : « Si la France perd l’Algérie, elle n’est plus la France » et cynique sur la torture « La fin justifie les moyens » il est aux antipodes du militant CGT proche de Léon Jouhaux prix Nobel 1951.
Marquet était aussi profondément lié à la CGT, celle des gaziers bordelais en particulier. Pour Pierre Brana : « C’est la dimension syndicale de ces hommes, également socialistes qui est frappante, la fonction les a-t-elle transformés ? ». Il ajoute « Aujourd’hui encore, ces sujets gênent, ils ont longtemps été tabous » et s’enflamme « La bourgeoisie bordelaise liée à Marquet pendant l’Occupation a voulu se racheter en se jetant dans les bras du fringant résistant Chaban. »
Si pour Marquet, les Brana ont obtenu le témoignage de ce même Chaban en 1999, s’ils ont rencontré l’interprète allemand du ministre de Vichy, le sujet Lacoste les a contraints à fréquenter assidûment les archives de Périgueux, du Conseil général de la Dordogne et à consulter méticuleusement les microfilms de la Bibliothèque Nationale.
Répartition des tâches
L’idée des biographies émane de Pierre qui s’appuie souvent sur l’IAES. (Institut aquitain d’études sociales) crée en 1968.
Le travail collectif est parfois agité :
« On discute énormément et si je suis très curieux, Joëlle est particulièrement pointilleuse » confie Pierre le synthétique quand sa compagne est analytique. Ils clament pourtant en cœur : « Nous aimons le détail qui fâche, l’aspect enquêtes et investigations, la vérification des sources, l’écriture suscite questions et hypothèses. »
Joëlle Dusseau, plus littéraire, se penche avec minutie sur l’enfance et la jeunesse, Pierre le scientifique est axé sur les actes de l’âge adulte.
Il précise : « On écrit chacun de notre côté, Joëlle sur l’ordinateur, moi fidèle au brouillon manuscrit. Après relecture de nos papiers, on s’engueule certes mais les modifications concédées permettent la constitution des pièces du puzzle, nos styles différents ont engendré une écriture fusionnelle. »
Le débat se prolongeait dans la voiture qui les ramenait de Périgueux. Joëlle lance amusée : « Il y a eu Marquet 1, Marquet 2, Marquet 3…avant le Marquet définitif. » et « On a vécu à trois avec Marquet puis Lacoste » pour une réussite certaine dans un genre incertain.
Passions et projets
Tous deux adorent la littérature, Pierre se plait à évoquer les promenades avec Louis Guilloux, ses entretiens avec Aimé Césaire, connu sur les bancs de l’Assemblée Nationale, les visites rendues à Julien Gracq, il avoue que malgré la controverse sur l’homme, il apprécie l’auteur Céline.
Joëlle aime Colette et les sœurs Brontë mais aussi Dumas et bien sûr Jules Verne. Ils ont d’autres passions, la musique pour Joëlle (Wagner, Rossini, Offenbach), l’art contemporain pour Pierre ; il est commissaire aux expositions du centre d’art moderne d’Eysines.
Souvent conviés à des débats comme dernièrement sur Adrien Marquet à l’Utopia, le couple a des projets de livres.
Lui, pose déjà « un regard interne sur la CGT » « Du syndicalisme au politique ».
Elle, veut raconter la vie d’une dame de 98 ans, infirmière-sergent dans les Forces françaises libres en Syrie et au Liban. Et ils sont prêts à renouer avec l’écriture à quatre mains pour une biographie du général Salan.
« Nous ne nous cantonnons pas aux personnages, nous traduisons des séquences d’histoire. »
Heureuse, Joëlle Dusseau qui débuta avec Jules Verne et écrit désormais avec son… Jules !
Claude Mazhoud
(Photos de D. Scherwin-White)