La tournée

Du Facteur Cheval, bâtisseur d’un palais idéal  dans la Drôme (édifice considéré comme un chef d’œuvre de l’art naïf) à Olivier Besancenot, homme politique militant révolutionnaire, facteur sympa des beaux quartiers, la tournée a beaucoup évolué au siècle dernier.

La tournée aujourd'hui , dans un quartier de Mérignac

en Gironde (photo P Guillot)

 

 

Henri Martin, pas celui qui donna son nom à la célèbre avenue du jeu de Monopoly, raconte sa vie de facteur à L’Observatoire.

 

— Pourquoi et comment un fils de paysan devient facteur ?

— Orphelin de père en 1917, j’ai dû subvenir aux besoins de ma famille très tôt. Ma sœur, à quatorze ans, est devenue postière et j’ai suivi comme facteur. J’ai parcouru la campagne mais en ce temps-là le courrier était rare. Quelques missives et journaux par semaine n’encombraient guère ma gibecière. Je ne tournais pas tous les jours. Mes jambes étaient courtes et les distances longues. Assez rapidement, la Poste nous a fourni des vélos. J’habitais et travaillais dans un village minier du centre de la France. Les habitants n’étaient pas riches et les métairies vivaient en autarcie, les familles de mineurs, pauvres et généreuses, partageaient facilement leur frugal déjeuner, mais surtout la piquette d’un arpent de vigne que ces hommes courageux cultivaient à temps perdu. Le bassin vallonné de Buxière-les-Mines était rude à mes mollets de coq et me donnait soif… Il était rare que je refuse un petit verre et il m’arrivait souvent de ne plus être en mesure de terminer la tournée. Par beau temps, je m’endormais auprès de ma bicyclette, dans les fossés, sous les étoiles. L’hiver, les habitants, soucieux de la bonne santé de leur facteur, le ramenaient dormir et cuver dans les granges à foin. En 1932, l’attribution des allocations familiales à toute famille avec enfants, changea complétement mon travail. En fin de mois, j’étais attendu comme le messie. Je distribuais les sommes en espèces, la menue monnaie m’était octroyée comme pourboire. Mais ces jours-là, je refusais « le petit canon* » Pas question de me tromper ou de perdre l’argent tant attendu. Les gens s’abonnaient et recevaient le journal du Centre, La Montagne, L’Humanité, Le chasseur français, la vente par correspondance était balbutiante. La Poste a rajouté des sacoches à ma petite reine pour les colis.

— Henri vous avez eu une bonne vie ?

— On peut le dire ! Les Buxiérois m’aimaient bien. Je connaissais tout de leur vie et j’avais les nouvelles avant eux car je lisais leur courrier, mais motus… Je ne divulguais rien, et n’ai jamais égaré une missive.

Pourquoi vous n’avez pas fondé une famille ?

J’habitais avec ma mère et ma sœur qui elle aussi était célibataire. Elle avait sans doute sacrifié sa vie de femme pour moi. Je lui ai causé beaucoup d’ennuis. Elle n’aimait pas mes excès de boisson. Je n’avais pas besoin de femme à la maison, je les avais toutes… J’ai rendu bien des services aux pauvres mineurs qui rentraient épuisés…

Quelle prétention ! Sacré Henri ! À la fin de sa vie, l’alcool lui accordait peu de moment de lucidité. La Poste lui avait laissé son vélo qu’heureusement il n’enfourchait plus, mais qui trônait dans sa chambre et dormait à ses côtés avec sa casquette qu’il ne posait jamais. Grand, maigre, dégingandé, il ressemblait à François dans le film Jour de fête de Jacques Tati.

 

Progrès et nostalgie

Henri n’a pas connu la motorisation. Il n’avait d’ailleurs pas le permis de conduire. La petite voiture jaune, arrivée à la fin de sa vie active, représente un progrès. Notre facteur a parcouru vingt à trente kilomètres par jour, soit environ trois fois le tour de la terre durant sa carrière. En 2007, la Poste s’intéresse à l’environnement et veut réduire de 5 % ses émissions de CO2, elle commande des voitures électriques. Avec ses 60 000 véhicules, dont 3 000 vélos, 25 avions et trois TGV, elle possède la plus importante flotte d’entreprise en France. Aujourd’hui elle dispose de la première escadre électrique au monde; vélos, voitures, quads et trois roues. Et la distribution se raréfie et se diversifie.

Les boites à lettres ne nous font- elles pas ressentir la nostalgie d’une époque où le facteur prenait son temps, colportait les nouvelles et rompait les solitudes ?

 

Paule Burlaud

 

*un petit verre de vin

La tournée d'hier illustrée par Jacques Tati