Édito
Qu’ils soient couverts ou de plein air, c’est à eux que l’on pense d’abord à l’énoncé du mot « marché ». Car ce terme recouvre nombre d’acceptions, des plus ancrées dans les esprits depuis l’invention de l’antique agora, jusqu’aux plus récentes comme les « market places », ces sites de vente et de revente sur Internet. Entre les deux, le mot traverse les millénaires, depuis le troc primitif, de la main à la main, jusqu’aux fluctuations des bitcoins via internet. L’apparition des mondes virtuels a d’ailleurs marqué la rupture la plus violente dans cette longue histoire, même si les grandes surfaces avaient ouvert la voie ; elle a désincarné l’acte d’achat : après le clic de souris qui signe le paiement en ligne, il ne reste pour seul contact humain, que le dépositaire du point relais ou le livreur à domicile. La grande distribution applique elle aussi au maximum cette déshumanisation synonyme d’économies de salaires.
Pour l’heure, avec la complicité active de clients qui croient encore à leurs fausses promesses, les autoproclamés « supermarchés » et « hypermarchés » ont fusillé le cœur des villes, petites et moyennes. Mais s’ils ont eu la peau des petits commerces ils n’ont pas eu celle des vrais marchés. D’ailleurs, il en éclot toujours, ici, là, pour répondre à la demande. Ainsi, à Bordeaux, l’incontournable marché des quais (ex « Colbert ») et qui semble exister depuis la nuit des temps a moins de trente ans. Le prochain à éclore sera dans le secteur d’Amédée Saint-Germain, à la demande des riverains d’Euratlantique. Preuve que, recherchant des petits plaisirs moins frelatés que ceux détournés par le marketing ou la publicité des grandes surfaces, une bonne part d’entre nous préfère affronter la pluie et le plein vent hivernaux ou le cagnard du plein été que respirer l’air industriel des hyper…marchés.
Car on voit au premier coup d’œil que, contrairement aux rayons des grandes surfaces aussi avenants qu’une banquise, les allées qui desservent les éventaires des marchés foisonnent de vie. Ces allées où l’on se bouscule parfois restent d’ailleurs un de ces rares lieux où se revoient régulièrement ruraux et urbains. C’est là que les habitants des villes rencontrent, à leur porte, l’authenticité paysanne. Car seul le vrai maraîcher peut raconter en témoin qui les a vécus, l’onglée des matins d’hiver, l’assommoir du midi solaire, la rage devant la récolte hachée par la grêle, ou le plaisir de cueillir les premières fraises. Ce marché-là n’est pas une création « marketée ». Il est une conjonction réussie d’intérêts contradictoires, en l’occurrence celui de l’acheteur et celui du vendeur. L’un doit satisfaire l’autre et vice versa. Il est un des rares espaces où l’on se rend sans contrainte réelle souvent pour le plein de courses, parfois, à la recherche d’on ne sait quoi.
Il faut donc faire table rase des prosopopées que l’actualité attribue aux marchés. Oublions donc la « main invisible», le « marché des changes », celui « de l’emploi » autant d’expressions qui dévaluent et anonymisent ce petit mot de notre vie quotidienne. Non, le marché « ne décide pas », il n’est pas « optimiste » ou « alarmiste ». En revanche, le vrai, celui qui descend de l’agora grecque a une âme et c’est celle-ci qui se découvre au fil des étals. Que ce soient ceux des marchés couverts ou de ceux de plein air.
Jean-Paul Taillardas