Voir ce qu'on n'entend pas
Comment vivre normalement quand on est sourd-muet?
Danielle G. était nourrisson lorsqu’elle perdit l’ouïe à la suite d’une coqueluche entrainant des otites à répétition. Le nerf auditif détruit, elle ne peut pas être appareillée.
Gracieuse septuagénaire désormais, elle accepte d'être d’interviewée, à l'aide d'une interprète. Elle nous reçoit à son domicile en compagnie de son époux, atteint lui-même par ce handicap, après un accident hippique à 7 ans. Il parle normalement.
— L'Observatoire : Comment avez-vous vécu votre enfance ?
— Danielle : J’ai 3 ans quand le professeur Despon annonce à mes parents que je suis atteinte de surdité. Le choc affectif et psychologique passé, ils s’organisent pour me permettre de vivre le plus normalement possible. Ils m’inscrivent à l’École des sourds-muets, rue de l’Abbé de l’Épée à Bordeaux, seul établissement approprié dans le Sud-Ouest. Il est très important de signaler que, pour ce bâtiment magnifique de 1870, les architectes de l’époque ont calculé́ méticuleusement, l’emplacement des ouvertures de chaque classe, pour permettre aux élèves de mieux voir les enseignants afin de pouvoir lire sur leurs lèvres. Quand je suis scolarisée, il nous est interdit de faire des gestes en classe sauf à la récréation. Le langage des signes, qui existe depuis plusieurs siècles, nous permet de communiquer très facilement entre nous. L’apprentissage de la lecture sur les lèvres nous aide à comprendre les paroles des entendants et de mener une existence en dehors du monde du silence.
— Étiez-vous nombreux par classe ?
— 12 à 14 élèves maximum reçoivent un enseignement très complet dispensé par des religieuses. Dans cette institution, qui est catholique, 250 à 300 élèves y résident. La plupart sont pensionnaires.
— Qu’avez-vous fait après votre scolarité ?
— À 18 ans, j’entre à l’école des Beaux-Arts. J’y reste pendant 7 ans. Je garde un bon souvenir de cette période car j’aimais beaucoup la peinture et le dessin et je reconnais qu’à cause de mon handicap, il ne m’a pas été possible d’y nouer des amitiés durables. Mes parents, soucieux de mon avenir, me font faire une formation de tapissière. Je suis employée chez un décorateur où je travaille jusqu’à la naissance de mon premier fils, m’étant mariée entre temps, à 28 ans. J’ai rencontré mon époux lors d’un réveillon à Saintes, organisé par une association de sourds-muets. Mon beau-frère et ma sœur m’y ont amenée. Ils ont attendu dans la voiture que la fête se termine jusqu’à 5 h du matin. J’ai pourtant mon permis de conduire depuis 3 ans mais je suis super protégée.
— Quel a été votre ressenti en tant qu’handicapé ?
— C’est désespérant pour une enfant de comprendre la différence d’existence et de l’accepter : école spéciale, amis scolaires rares (parce que vivant dans des localités éloignées de Bordeaux), activités sportives inexistantes. Arrivée à l’âge adulte, les relations s’améliorent mais j’ai souvent recours à ma sœur pour faire l’interprète car c’est la seule qui comprenne suffisamment mon langage.
Enfants, à la maison, je ne pouvais jouer qu’avec ma sœur aînée. Avec mes parents, les relations étaient plus compliquées parce que je parle mal et difficilement, ne connaissant pas les sons que j’aimais. Cela me contrariait beaucoup. Je crie et il m’arrive à ces moments-là de casser les jouets préférés de ma sœur. Je me défoule aussi sur elle. Elle s’en souvient encore.
Les points négatifs sont nombreux, je n’entends pas les pleurs d’un enfant ni ses éclats de rire provoqués par la joie, ni celui de l’eau qui coule du robinet ou bien des cascades, des torrents en montagne, des vagues de la mer. J’aime beaucoup les animaux mais je n’entends pas le miaulement du chat ou l’aboiement du chien. Je ne sais pas pourquoi les feuilles mortes crissent on les touche, pourquoi les branches des arbres bougent. Je sens le vent mais je ne l’entends pas. Je ne connais pas le chant des oiseaux, le sifflement du merle, le chant du rossignol. J’ignore pourquoi certains bruits peuvent être gênants.
— Comment surmontez-vous ces points négatifs ?
— Tous mes autres sens sont décuplés. Je vois tout, très rapidement. Je m’oriente très facilement. Le parfum des fleurs m’enivre, je respire avec plaisir la senteur des fleurs et des plantes. Tous mes sens sont en éveil. Enfin, j’ai un caractère très gai, je suis optimiste. J’ai appris avec le temps à prendre les évènements placidement. J’amuse mes amis qui recherchent ma compagnie. Grâce à l’existence d’un foyer pour personnes qui souffrent de ce handicap, j’ai fait des connaissances intéressantes. Nous communiquons avec nos tablettes par sms ou par WhatsApp. Nous nous rencontrons très souvent, nous organisons des sorties, des voyages, des jeux. Nous nous recevons beaucoup, souvent. Nous sommes heureux sinon satisfaits. Nous avons adapté́ notre handicap.
La vie des sourds peut donc être vécue normalement.
Grâce à l’Abbé de l’Épée, fondateur de l’enseignement spécialisé pour les sourds, de nombreuses écoles ont vu le jour en France et à l’étranger à partir du XVIIIe siècle. Dans les années 60, l'établissement bordelais, construit à la fin du 19e siècle, est classé monument historique en 2011 et réquisitionné́ par la préfecture pour y accueillir les services de la police. Au grand dam des parents qui se trouvent dépossédés de l’unique moyen de donner une éducation valable à leurs enfants et une situation professionnelle à l’âge adulte. Une pétition importante s’organise et aboutit à la construction d’un autre bâtiment à Gradignan où les élèves sont transférés, à l’achèvement des travaux.
Arlette Petit