Quand Bordeu devient Bordeaux

Par Etienne Morin

Ce plan établi par Léon Drouyn en 1874 est erroné car il n'y a pas de murailles le long du fleuve

 

En 1453, Bordeaux, ville anglaise depuis 1152, est conquise par les Français dirigés par le roi Charles VII. C’est un bouleversement majeur dans l’histoire de la ville et du port.

 

Sandrine Lavaud[1], spécialiste du Moyen Âge, nous éclaire sur l’évolution de la ville et du port pendant cette période troublée.

 

L’Observatoire : Décrivez nous Bordeaux en 1450.

— Sandrine Lavaud : Bordeaux est une ville peuplée de 20 à 25 000 habitants, ce qui en fait à l’échelle du Moyen Âge, une grosse ville (NDLR : Paris compte à l’époque environ 150 000 habitants et Londres moins de 60 000). C’est avant tout une cité portuaire qui draine les marchandises de tout l'arrière-pays de Guyenne et de Gascogne jusqu’au Midi toulousain pour les exporter principalement en Angleterre où elle bénéficie de conditions privilégiées d’accès au marché, en particulier à celui du vin. Or, Bordeaux est aussi une ville dont les environs se sont spécialisés rapidement dans la monoculture viticole. Cette spécialisation implique l’échange de vin contre les produits des acheteurs de vin. Bordeaux devient donc dépendant pour son approvisionnement en blé de l’Angleterre et de l’arrière-pays.

 

— Comment étaient organisés Bordeaux et son port à cette époque ?

Bordeaux est véritablement une ville-port. Les maisons, les chais s’ouvrent directement sur « la mar », c’est-à-dire la Garonne. Contrairement au plan établi par Léon Drouyn en 1874, il n’y a pas de muraille protégeant la ville le long de la Garonne (elle ne sera construite qu’au XVIe siècle). En effet, la menace militaire ne semble pas pouvoir arriver du fleuve. Elle arrive plutôt du Nord, de l’Est ou du Sud. Et effectivement, quand Charles VII décide de conquérir Bordeaux, il s’installe à Lormont. La ville se rend sans combattre car elle subit un blocus contre laquelle elle ne peut pas agir. C’est pourquoi Bordeaux est peu détruite par la guerre.

Le port de Bordeaux s’étale sur plusieurs kilomètres, avec une partie en amont au port de la Grave, port fluvial recevant les gabarres, jusqu’à Saint-Michel, et en aval un port maritime à Tropeyte (place Jean-Jaurès) qui reçoit les bateaux de mer. La distinction est cependant un peu schématique, car un certain nombre de gabarres se livraient à du cabotage le long des côtes atlantiques, donc naviguaient en eau profonde.

 



[1] Sandrine Lavaud est maîtresse de conférences à l’université Bordeaux Montaigne et directrice adjointe de Ausonius, une Unité Mixte de Recherche pluridisciplinaire (CNRS/Université Bordeaux Montaigne) associant historiens, archéologues et spécialistes des textes anciens.

— Quelle est l’activité économique de Bordeaux pendant la guerre de Cent ans ?

La guerre de Cent Ans est une période très prospère pour Bordeaux. La conquête progressive française de l’Aquitaine accentue son monopole sur les exportations de vin. En effet, lorsque La Réole ou Langon sont prises par l’armée française, les vins du Haut Pays ne peuvent plus autant parvenir à Bordeaux et la région accentue sa spécialisation viticole pour satisfaire les besoins locaux mais aussi pour exporter. L’exportation de vin se fait en deux vagues annuelles successives : l’une en automne avec les vins en primeur, l’autre au printemps avec des vins plus mûrs. Le port est alors rempli de bateaux anglais (on parle de nefs) dont la capacité est justement mesurée en tonneaux, le tonneau bordelais contenant environ 900 litres de liquide. À l’aller, les bateaux apportent du blé ou d’autres produits comme du drap. Au retour, ils transportent du vin. Il faut imaginer le port de Bordeaux à cette époque : les nefs, trop grandes pour accoster, doivent rester au milieu du fleuve et c’est une noria de petits bateaux qui vont du milieu du fleuve où se trouvent jusque 100 navires anglais jusqu'aux berges pour y amener les marchandises et rapporter les chargements de retour.

 

— Quelles sont les conséquences de la conquête française ?

Au début du XIVe siècle, Bordeaux exporte 90 000 tonneaux par an, en 1450, autour de 10 000 tonneaux seulement par an. Effectivement, la conquête par les Français met fin brutalement au courant d’exportations vers l’Angleterre. Bordeaux connaît probablement une crise économique, mais on n’a pas de documents permettant d’établir l’ampleur de cette crise.

 

— Comment Bordeaux est-il alimenté en l’absence de fourniture du blé par les Anglais ?

Il ne faut pas croire que la Guerre de Cent Ans a totalement interrompu tous les courants commerciaux sur la Garonne et sur ses affluents comme le Lot. Les gabarres continuaient de transporter des marchandises, et on peut imaginer que les importations de blé anglais ont été remplacées par du blé en provenance du Midi toulousain, qui en produisait en abondance. Les Bordelais ont d’ailleurs été habiles en conditionnant, pendant la guerre, l’acceptation dans le port des vins de la Gascogne, de la Dordogne et du Midi toulousain par la livraison simultanée de blé à raison d’un ou deux tonneaux de blé pour un tonneau de vin, ce qui leur permettait de contourner les menaces de blocus.

 

— La crise dure-t-elle longtemps ?

Passé le choc de la conquête, les marchands bordelais vont chercher de nouveaux débouchés. Ils vont être rapidement aidés par la Monarchie. Louis XI (qui succède à Charles VII en 1461) vient à Bordeaux en personne pendant un mois et rétablit les libertés commerciales dont disposait la ville. La prospérité revient. Louis XI ne fait pas cela par générosité pure mais par intérêt : il établit de lourdes taxes sur les exportations : la mise en place des nombreux impôts accroît fortement la fiscalité monarchique, ce qui explique que Bordeaux sera souvent en révolte contre le pouvoir royal, et ceci au moins jusqu’au XVIIe siècle. Dans la deuxième moitié du XVe siècle, la région toulousaine développe une spécialisation agricole autour du pastel, exporté en particulier vers les Flandres pour faire de la teinture pour les draps. Comme Bordeaux est le port d’exportation de ce nouveau colorant, il va profiter de la bonne fortune du Midi toulousain en prélevant une marge sur ce produit.

 

— Pourquoi Bordeaux ne se développe-t-il pas plus après la conquête française ?

 

Bordeaux est une cité de marchands. Mais ce ne sont pas des aventuriers. Ils ne montent pas sur les navires pour partir à la conquête du monde. Les marchands font leurs profits et ne cherchent pas à s’enrichir de façon démesurée. La comparaison entre les marchands bordelais et ceux de Dijon par exemple montre une richesse infiniment supérieure dans la cité de Bourgogne. Par ailleurs, la ville manque de capitaux pour créer de grands projets économiques, comme Venise ou Gênes ont pu le faire avec l’appui des banquiers florentins. Cela explique aussi pourquoi, s’il y a une flotte de petits bateaux à Bordeaux (jusqu’à 25 tonneaux), il n’y a pas de grande nef qui appartiendrait à des armateurs bordelais.

[1] Sandrine Lavaud est maîtresse de conférences à l’université Bordeaux Montaigne et directrice adjointe de Ausonius, une Unité Mixte de Recherche pluridisciplinaire (CNRS/Université Bordeaux Montaigne) associant historiens, archéologues et spécialistes des textes anciens.

Entrée des français à Bordeaux en 1451
Entrée des français à Bordeaux en 1451