Faiseur de goutte

Faire bouillir la marmite

 

De novembre à avril, d'étranges alchimistes répandent dans nos campagnes la bonne goutte.

Napoléon 1er, soucieux du moral de ses troupes et d'un minimum d'asepsie au champ d'honneur, avait conféré à tout propriétaire d'un verger ou d'un vignoble le droit de bouillir. Plus tard, les législateurs successifs, inquiets de la santé publique et très désireux de ménager les grands professionnels de la distribution, vont réduire ce privilège. Impossible donc de savourer entre amis sa propre production ? Consultés sur la nocivité éventuelle des produits de la distillation, de savants messieurs, après moult expertises sanitaires, palabres et expériences, conclurent que l'élixir n'était dangereux qu'à une dose supérieure à 1 litre par jour. Donc : avis à tous les propriétaires d'arbres fruitiers ou de vignes, vous pouvez distiller 1000 l d'alcool par an dans un alambic agréé et moyennant quelques taxes.

 

Alambics

Pas si tordu que ça l'alambic ! Connu depuis 3500 avant JC, il doit son nom à l'arabe al inbîq et au grec ancien ambix (vase). Les premiers étaient en effet des vases utilisés, selon les époques, par les parfumeurs, les alchimistes ou les apothicaires de tout poil. Le principe est simple, dans un récipient on chauffe le liquide jusqu'à vaporisation puis on condense les vapeurs pour récupérer parfums, essences, médicaments ou alcools. Facile de devenir sorcier à domicile ! Dans votre faitout, du vin ou des fruits fermentés. Couvrez, chauffez, soulevez le couvercle, essuyez-le du bout du doigt et goûtez : de l'alcool. Rien de plus tentant que le fruit défendu et les alambiqueurs clandestins foisonnent d'idées. Que de cocottes-minute, emmanchées d'un tuyau de cuivre, pondent des tord-boyaux étonnants !

 

Bouilleur de cru

Rien à voir avec le superbe appareil rutilant que Guy Riffaud promène à travers la région. En 1890, son arrière-grand-père allait déjà de village en village, suivi d'une machine étrangement alambiquée : le corps, avec le liquide à distiller recouvert du chapiteau d'où part un tube conique. Les vapeurs s'élèvent dans le col de cygne, rejoignent le serpentin et s'y condensent par refroidissement. Sur le côté un petit robinet. Là s'écoule, goutte à goutte, le nectar espéré. Aujourd'hui, derrière le camion du bouilleur de cru, l'engin est presque identique, la passion la même et l'enthousiasme des invités à la fête sans égal. Ils l'attendent avec leur vin, leurs fagots de bois et leurs espoirs. Pourtant, à 17 ans, Guy, élève au Conservatoire de Bordeaux, ne rêvait pas de corps d’alambic mais de cor d'harmonie. Le cuivre !

 

Bouillant d'idées

D'instrument, plus question. De musique, d’'instrumentalistes et de voix toujours. D'ailleurs comment ne pas perpétuer le virus quand on compte dans ses ancêtres Marcel Merkes et Paulette Merval. Dans la maison, musique et alambics sont partout et le portail qui vous accueille arbore les notes de la 9e symphonie. Mais Guy a d'autres cordes à son art. Lors des étapes de distillation, il rencontre tant de gens, il échange. Viticulteur lui-même, il connaît les problèmes de la terre et va se mettre au service de tous. Maire à 24 ans, Conseiller général à 20 ans, il devient le porte-parole des soucis et revendications de l'agriculture locale. Présente-t-il doléances et suggestions en musique ? Il ne le précise pas. Et pourtant, la musique reste au cœur de ses préoccupations. En 1995, après un parcours semé d'embûches, il obtient l'ouverture à Bazas d'une Académie de musique. Les parrains : Olivier Messiaen et Yvonne Loriod, Jean-Pierre Rampal, Philippe Pierlot, Pierre Boulez… Le nom : « Musique Organisée en Zone Agricole et Région Touristique » nous glisse-t-il avec un sourire malicieux. « Réfléchissez… » Enfin, pour partager à tout instant ses deux passions, il a fait installer sur les régulateurs de température des avertisseurs sonores : le liquide est trop chaud, La Callas donne de la voix, un petit coup de froid, Pavarotti réchauffe l'atmosphère.

L'homme-orchestre de Landerrouat s'éloigne. Demain, il sera en Dordogne et dans bien des années, sans aucun doute, une nouvelle génération de Riffaud bouilleurs de cru animera encore villages et alambics.

 

Dany Guillon

Récupérer le sublime élixir