Fortune et esclavage
Bordeaux fait face à l’une des pages les plus sombres de son histoire, notamment à travers une exposition.
À la fin des années 1990 à Bordeaux, comme dans de nombreux ports européens, de vifs débats relatifs à la traite des Noirs et à l’esclavage agitent les intellectuels et les politiques.
En 1995, paraît le livre Bordeaux port négrier, signé par un… Nantais. Il conforte l’idée que la ville a toujours voulu ignorer les pages les moins glorieuses de son passé.
Le 10 mai 2006, le maire, Hugues Martin, annonce que le musée d’Aquitaine ouvrira des salles traitant de l’esclavage. C’est chose faite en 2009.
Construire l’exposition
Alain Juppé déclare alors : « L’inauguration de nouvelles salles permanentes du musée d’Aquitaine dénommées Bordeaux, le commerce Atlantique et l’esclavage est le fruit d’un lent mûrissement. Pourquoi le cacher : évoquer, à Bordeaux, il y a 15 ans, la traite négrière et l’esclavage n’allait pas de soi. »
Pour François Hubert1, le directeur du musée, ce fut trois années de travail en ayant toujours à l’esprit cet a priori : « Pas de discours militant pour présenter ces nouvelles salles, mais de l’histoire objective […]. Ensuite, il a fallu trouver les objets illustrant ce discours, ce qui n’a pas été simple, car les esclaves ne possédaient rien. » Le musée fort heureusement dispose de fonds importants, comme la collection du docteur Marcel Chatillon, composée de 600 gravures et peintures sur le mode de vie des Antilles du XVIIe au XIXe siècle.
Plusieurs maquettes de voiliers, des cartes marines montrant les parcours de différents voyages, des plans, des barriques, des malles ferrées, des instruments de navigation, une maquette d’une habitation et de nombreux tableaux jalonnent le parcours. Des vidéos illustrent le voyage d’un navire négrier et la vie des esclaves dans une plantation de cannes à sucre. Tous sont répartis sur les 750 m² de l’exposition.
L’âge d’or économique
Au XVIIIe siècle, les produits agricoles arrivant à Bordeaux, bien souvent par la Garonne et la Dordogne : vin, fruits, jambons, farines… et des objets manufacturés sont exportés, par la mer, vers les Antilles, pour satisfaire les besoins des colons. Au retour les navires importent des denrées coloniales distribués vers les ports du Nord. Ce commerce génère des fortunes considérables au sein de quelques familles. Les négociants privilégient le « commerce en droiture », c’est-à-dire en ligne directe avec les Antilles, mais ce qui ne les empêche de se livrer à la « traite des Nègres », sans doute plus risquée mais bien plus rentable.
C’est alors le véritable âge d’or économique de la ville, elle passe de 45 000 à 110 000 habitants, devenant ainsi la troisième du royaume. De grands travaux sont réalisés sous l’impulsion des intendants Boucher et Tourny. La place Royale, aujourd’hui place de la Bourse, où trône alors une statue équestre de Louis XV en majesté, en est le symbole éclatant. Les représentants du roi et les négociants s’attachent à construire des monuments importants comme le palais Rohan, le Grand-Théâtre et de nombreux et luxueux hôtels particuliers.
Mais pour François Hubert : « Cette prospérité est entachée par le drame humain que constituent la traite des Noirs et l’esclavage. »
Portrait présumé de la contesse de Fontenelle et son négrion
Mairie de Bordeaux Photo L Gauthier
Bénéfices substantiels
Le commerce triangulaire ou traite des Noirs, que pratique certains négociants de Bordeaux, consiste à armer des navires pour échanger sur les côtes d’Afrique de nombreux produits : toiles de coton, soieries, fusils, munitions, alcool, tabac, cauris2, etc., contre des captifs qui sont vendus aux Antilles, comme esclaves, aux propriétaires de grands domaines agricoles. Les navires reviennent chargés de produits exotiques : sucre, tabac, indigo, café…
Les sociétés africaines pratiquent l’esclavage depuis fort longtemps. Les captifs proviennent de guerres tribales ou de rapts. La demande européenne croissante pour alimenter en main-d’œuvre les plantations du Nouveau Monde, amène les marchands africains à faire des razzias de plus en plus lointaines. Du Sénégal à l’Angola et sur la côte Est, les marchands vont tirer des bénéfices substantiels de la traite.
Tous les ports européens pratiquent alors ce commerce. Bordeaux avec 480 expéditions, entre 1672 et 1837, est à l’origine de la déportation de 130 000 à 150 000 Noirs, soit 12% de la traite globale française, comme La Rochelle et le Havre, bien loin de Nantes avec 1700 expéditions. Plusieurs grandes maisons bordelaises y ont participé : Marchais, Nérac, Couturier, Gradis…
La traversée de l’Atlantique est particulièrement pénible et dramatique pour les esclaves entassés dans l’entrepont. Il n’est pas rare qu’ils soient plusieurs centaines. À la fin du XVIIIe siècle la Licorne, navire affrété par des négociants bordelais, embarque 500 « têtes de nègres » au Mozambique. Les captifs sont enchaînés pour éviter les révoltes. Les femmes et les enfants sont parqués et enfermés à l’arrière du navire. Les viols par les marins sont fréquents. Les maladies, les révoltes sauvagement réprimées conduisent à une mortalité de 25% à 11%, selon les époques. On estime à 1,7 millions le nombre d’esclaves morts pendant les traversées. Les marins, atteints également de maladies, sont touchés dans des proportions équivalentes.
Code noir
À Saint-Domingue les colons d’origine bordelaise ou aquitaine représentent environ 40% de la population blanche. C’est-à-dire que de nombreuses plantations sucrières et les esclaves qui y vivent sont la propriété de ces colons. Ces plantations sont de véritables ensembles agricoles et industriels : culture de la canne, extraction du sucre, fabrication du rhum... Jusqu’à 400 esclaves travaillent dans certaines d’entre elles.
Le Code noir de 1685 définit le statut des esclaves et réglemente leur vie. Ils ne jouissent d’aucune liberté et leurs droits sont réduits. Leur nature humaine est toutefois reconnue car ils sont baptisés. Le maître peut leur infliger des châtiments corporels sévères, mais il doit les nourrir et les vêtir convenablement.
Du fait du faible nombre de femmes européennes dans les îles les colons prennent pour femme ou concubine des Africaines ou des Amérindiennes. Naissent alors des enfants métis dont le statut est différent selon que les couples sont légitimes ou non. Les premiers ont le statut du père et sont libres, les seconds celui de la mère et sont donc esclaves. Les traditions des différents groupes se mélangent et donnent naissance à une culture caractérisée par son caractère syncrétique : cuisine et manière de se vêtir, religieux comme le vaudou à Haïti. Mais c’est par la littérature et la musique que les cultures créoles ont conquis une place universelle.
Avec cette exposition, le musée d’Aquitaine offre à tous un lieu commun pour évoquer la part prise par Bordeaux dans la traite des Noirs et l’esclavage.
Roger Peuron
1 François Hubert directeur du musée d’Aquitaine de 2005 à 2017, il a impulsé l’ouverture des nouveaux espaces consacrés au XVIIIe siècle, intitulés Bordeaux, le commerce atlantique et l’esclavage.
2 Le prix d’un esclave à l’achat à Ouidah (Bénin) en 1767 : 600 litres d’eau de vie, ou 25 fusils, ou 40 barres de fer, ou 10 longueurs de cotonna d’Inde, ou 100 000 cauris
Les fers utilisés pour entraver les esclaves pendant leur long voyage ou pour éviter qu'ils s'échappent. Photo R. Peuron