Des cales au pont
La Garonne a donné à Bordeaux ses pavés, eux lui ont rendu hommage en colorant les parvis de son dernier pont.
Au XIXe siècle, les bateaux marchands venus de Boulogne pour chercher des barriques de vin de Bordeaux arrivaient au Port de la Lune, les cales lestées de ces petits pavés du Nord si redoutés des cyclistes. Le vin embarqué, les pavés vendus allaient assainir et parer les trottoirs de la ville. C'est ainsi qu’a commencé l'histoire des célèbres pavés de Bordeaux que l'on appelle aussi les « cales bordelaises »
De l'argile aux pavés
L'Observatoire s'est rendu au Barp, non pour visiter le CEA et le Mégajoule mais pour découvrir un lieu tellement plus humain et plus bucolique : le n°1 du chemin de Pourtiche. Beaucoup de verdure, de grands arbres, une maison rassurante et de vastes hangars : Les Grés de Gascogne. Marie-France et Jacques Dubourg y exploitent un gisement d'argile d'une qualité exceptionnelle. A son origine, les alluvions déposées voici plus d'un million d'années. Ils travaillent ici « en autonomie totale », du matériau de base au produit fini. Quatre personnes seulement interviennent.
Chaque année, deux mille tonnes d'une pure argile presque noire sont extraites du sol (six mètres de profondeur environ ) et stockées sous un hangar. La terre entre ensuite dans l'énorme broyeuse qui l'écrase et l'affine. Les grains de pyrite sont écrasés, on sèche, on broie jusqu'à l'obtention d'une belle poudre fine que l'on humidifie et malaxe pour réaliser une pâte souple et résistante à la fois. Un léger rajout de chamotte blanche et le mélange égoutté pénètre dans de longs moules qui en font une barre noire percée de trois trous pour la résistance mécanique. Le « fil à couper les pavés »la tranche enfin créant des unités de 12x12, le format des cales de Bordeaux. Ensuite ces pavés rejoignent les séchoirs, petites pièces ventilées où elles restent huit jours à une température qui atteint progressivement 60°C. Enfin intervient la cuisson.
Rangés un par un sur des palettes aérés à la base, ils pénètrent dans les hauts fours, 1180°C pendant 27 heures. Après deux jours de refroidissement on sonde les couches du bas , les cales sont achevées. Les deux ouvriers peuvent traiter de quatre à six tonnes d'argile et produire ainsi 120 m2 par jour.
L'endroit est net, propre, les machines en excellent état, Jacques Dubourg y veille personnellement. L'accueil est chaleureux, les explications passionnantes et justes. C'est le domaine de Marie-France qui nous précise qu'aucun adjuvant n'intervient dans l'élaboration des pavés et autres carreaux mais qu'un petit coup de flamme à la fin de la cuisson les rosit légèrement ou qu'une projection de sel dans le four leur apporte une patine proche de l'émail.
Les cales à Bordeaux
Les modes s'en vont, les modes reviennent mais il y a bien longtemps qu'à Bordeaux l'expression « battre le pavé » a pris tout son sens. Les cubes de terre cuite venus dans les cales des bateaux ont remplacé les pavés de bois de la place Saint Michel, d'autres tendances se sont fait jour, le pavé béton a même été utilisé rue Sainte Catherine. On est allé chercher jusqu'en Chine ce que l'on avait sous la main. Et le petit carré 12x12, écologique, naturel, résistant est revenu. En 1985, Jacques a pavé les trottoirs de la rue Charles de Gaulle à Marmande, en 1987 il a tenté une approche auprés de la CUB. Démarche concluante, en 1994 il devenait le fournisseur de cales bordelaises pour l'ensemble de la communauté urbaine, 5000 m2 minimum par an.
Les chantiers se sont succédés : arrêts de bus, Capucins, Lescure, les Chartrons ou encore l'éco quartier Ginko, réalisé par l'entreprise Bouygues. A ce propos Marie-France et Jacques ont un souvenir bien précis. « Un jour, un responsable de la maison Bouygues est arrivé chez nous un peu surpris, tant par l'endroit que par la taille de nos locaux. Il voulait un signe distinctif, un clin d'oeil évocateur pour ce chantier particulier du Ginko. Le soir même nous dînions chez des amis lorsque mon regard s'est posé sur le calendrier offert par leur pharmacien. Aussitôt j'ai prévenu nos hôtes qu'ils allaient perdre la page du mois de février : elle était ornée d'une superbe feuille de ginkobiloba, l'arbre centenaire qui résiste aux pires avaries. Rentré chez moi, j'ai tracé la feuille qui orne le sol du quartier innovant du Lac.
Puis il y a eu le grand pont, le Pont Chaban, le pont Baba, celui du Belem, celui qui relie rive droite et rive gauche. Dès l'abord, d'où que vous veniez, de chaque côté de la chaussée sur les parvis motifs et dallages sont l'oeuvre des Grès de Gascogne. Les prochaines commandes vont concerner la rue Traversale du quartier Saint-Michel, ce sera une rue pilote, alors peut-être que les pavés et autres cales nous réservent quelques surprises. Mais ça c'est top secret.
Longue vie aux cales blondes comme le raisin blanc de l'automne, longue vie aux éclats de terre cuite du patrimoine bordelais. Puissent Marie-France et Jacques persuader leurs successeurs éventuels que « la notoriété vient de la qualité du produit » comme ils nous l'ont si aimablement dit et prouvé.
Texte et photos de Dany Guillon