Voyageur et confiné
Je n’ai pas souffert du confinement car il n’a pas changé fondamentalement mon mode de vie. Disposant néanmoins de davantage de temps chez moi, j’en ai profité pour parcourir mes nombreux albums de voyage, chose que je fais assez rarement. J’ai revécu de belles découvertes, revisité des lieux et des sites exceptionnels, me suis souvenu de riches échanges avec des compagnons de voyage. Mais deux situations, liées à l’histoire récente de l’Europe, ont tout particulièrement retenu mon attention.
Bulgarie, Sofia, premiers jours d’août 1990
Quelques mois après la chute du mur de Berlin, le 6 novembre 1989, et de la déliquescence des régimes communistes en Europe de l’Est, nous découvrons, sur une place au cœur de la ville, ce que ses promoteurs appellent « Le village de la liberté ».
Sont réunis là de nombreux intellectuels, des responsables de plusieurs partis politiques nés ces derniers mois, toutes tendances réunies depuis les écolos jusqu’au royalistes, sans oublier les socialistes alternatifs. Ils ont décidé d’occuper les lieux en y installant des tentes. Ils se veulent la « conscience » du pays et déclarent : « qu’ils seront là jusqu’à l’établissement d’une véritable démocratie. »
La déambulation à travers le village est riche d’enseignements. Ici un enclos-poubelle de plusieurs dizaines de m², délimité par des drapeaux rouges déchirés accueille : une Trabant en mauvais état couverte de slogans, une étoile rouge arrachée à un monument public, toute une collection de livres à la gloire du communisme et des dirigeants déchus du pays, etc. Plus loin, des tentes supportent des déclarations souvent agressives et parfois des caricatures explicites : « Staline millionnaire pour le massacre de notre peuple et milliardaire en roubles. », « Au secours les USA ! », « 45 ans de marxisme, ça suffit ! », « À bas les assassins rouges. », etc. Plusieurs manifestants, ayant repéré que nous parlons français, nous interpellent et nous demandent de mettre un mot sur une affiche intitulée « Longue vie à la démocratie bulgare. ». Ce que nous faisons avec plaisir !
Ce village, qui fera des émules dans plusieurs autres villes, vivra de nombreux mois. Les derniers occupants y resteront jusqu’à l’adoption d’une nouvelle constitution en juillet 1991. Le pays connaît, dans les années suivantes, une transition politique et économique difficile, avec plusieurs périodes d'alternance politique, les socialistes et les autres partis se succédant au gouvernement.
Irlande, Belfast, août 2007
Cette fois, notre voyage en Irlande nous amène à découvrir les deux états de l’île : au sud, la République d’Irlande, pays indépendant, et l’Irlande du Nord, une des nations du Royaume-Uni.
Le 16 août, nous sommes à Belfast, sa capitale. On éprouve un véritable choc en découvrant les peintures qui couvrent de nombreux murs de la ville. Qu’ils s’agissent des fresques militantes des quartiers catholiques ou de celles plus guerrières des rues où résident essentiellement des loyalistes, d’obédience protestante. Toutes engendrent un sentiment de malaise, d’inachevé, de calme trompeur.
Une longue fresque en plusieurs tableaux orne tout un mur sur Divis Street, en limite du quartier catholique. Les thèmes abordés dépassent largement le conflit irlandais : lutte du peuple basque pour son indépendance, Georges Bush vilipendé que ce soit pour sa position par rapport à Cuba ou pour son appétit immodéré pour le pétrole irakien. Autres murs, les messages sont plus historiques. À partir du 1er mars 1976, le caractère politique des actes commis par les Républicains est abandonné par le pouvoir central. Les condamnés sont alors considérés comme des droits communs. Un tableau évoque le premier prisonnier sous ce nouveau régime qui refusa de porter l’uniforme de la prison, se couvrant uniquement de la couverture du lit de sa cellule.
Autre tableau : en 1981, pour protester contre la perte de leur statut de prisonnier politique, 10 jeunes, emmenés par Boby Sands, se laissent mourir de faim. Mme Thatcher, Premier ministre anglais, reste totalement sourde aux appels des plus hautes autorités mondiales.
Changement de ton : les dessins du quartier loyaliste sont beaucoup plus agressifs. Plusieurs peintures sont à la gloire d’associations paramilitaires illégales. Sans aucune gêne, l’une d’elles, dissoute en 1972, fait état de ses « 197 glorieux morts ».
Un peu plus loin, les rues, menant au quartier catholique, sont barrées par de solides grilles et des portails métalliques qui étaient fermés en période de troubles. Des verrous et des cadenas sont toujours en place, prêts à l’emploi !
En quittant ces lieux, on ne peut s’empêcher de penser qu’il ne faudrait sans doute pas grand-chose pour que des heurts reprennent entre les deux communautés.
À la lumière de ces deux souvenirs, j’ai pensé que le confinement imposé par la pandémie était bien plus acceptable que celui des Bulgares qui, pendant 45 ans, avaient subi un régime leur refusant toute liberté. Notre situation n’avait rien de comparable non plus à celle des communautés catholiques et protestantes d’Irlande du Nord qui, depuis les années 1920 jusqu’en 1998, ont vécu repliées sur elles-mêmes, alors qu’un conflit quasi permanent les opposait.
En écrivant ces quelques lignes, je me suis souvenu également d’un excellent article paru dans Sud Ouest le 18 janvier 2019, intitulé Belfast, l’espoir redessine les murs. Que l’on retrouve facilement sur internet et dont je recommande la lecture.
Texte et photos de Roger Peuron
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