Le brame du cerf
Après onze mois de vie paisible et solitaire, pas trop éloigné du harem bruyant sur lequel je règne, la nature reprend ses droits. Je dois perpétuer mon espèce.
Brice* m’appelle Le Précoce parce je suis toujours le premier à lancer mon brame rauque et puissant. Il dit de moi que je suis un beau mâle en pleine maturité, à la moitié de ma vie de cerf, j’ai dix ans et je possède une harde de douze biches, defaons (moins de six mois) de hères, de bichettes. Plus âgés, les daguets dont je suis très fier ont quitté leur mère. Il faudra plusieurs années à ces blancs becs pour me succéder. Ne me confondez pas avec le chevreuil, nous appartenons à la même famille mais nous ne cohabitons pas, je préfère les sangliers.
Quand le cerf se raconte…
Mes ancêtres ont été implantés entre 1950 et 1955 sur l’initiative de la fédération des chasseurs de la Gironde, ils provenaient de Chambord. Il fut décidé de lâcher six grands animaux à Hourtin ; deux cerfs et quatre biches, autant à Vensac. Mes arrières grands-parents discrets ont prospéré dans une relative indifférence à l’ombre de l’immensité forestière. La harde prit possession du territoire médocain et des dunes bordant l’océan. Le temps n’était plus pour ma famille à sa colonisation mais à sa gestion, sa présence commençait à gêner les milieux forestiers et agricoles. Malheureusement l’effroyable tempête de 1999 dévasta la forêt qui mit dix ans à se relever et notre quiétude cessa, les cervidés n’étaient plus une priorité. Pour protéger les jeunes plantations de pins et l’agriculture, il fallut revoirle plan de chasse. Notre nourriture se compose essentiellement d’herbacées, de mousses de lichen, d’écorces, celles du pin viennent en septième position des essences qui nous régalent. On apprécie plus la rugosité de son tronc pour se gratter et se débarrasser du velours de nos jeunes bois. En début d’année, ma ramure tombe apportant une source de calcium aux rongeurs, sangliers, écureuils etc. Elle repousse souple et veloutée, puis devient corne. Deux magnifiques merrains pas toujours identiques se parent d’andouillers. Mes bois croissent pendant une dizaine d’années.
Un soir de cerf
Qui appelle quoi ? Les phéromones ou la testostérone ? Un beau soir de fin d’été, je pousse mon brame retentissant qui avertit les femelles et intimide les concurrents s’aventurant sur mon territoire. Je deviens agressif et après une phase d’intimidation, les combats entre mâles de puissance et de ramures comparables peuvent être violents, suivis de blessures graves, voire de mort par épuisement si nos bois restent coincés. Polygame, je couvre les femelles de mon harem au fur et à mesure de leur réceptivité. Quel travail, quelle surveillance, parfois quelques jeunes insolents profitent de mon manque de vigilance pour saillir une bichette dévergondée. Brice dit que ce sera bénéfique pour la diversité génétique !
Je n’en crois pas un mot. D’ailleurs, celui-là, il commence à m’énerver. Je détecte sa présence sans le voir, il se cache et reste des heures à m’observer. Je le sens, j’entends le déclic de son appareil photo. Je sais que ce n’est pas un prédateur et qu’au moment fatidique sa pudeur le fera s’éloigner.
Je cours toute la journée, tête baissée, langue pendante semant sur mon périmètre larmes, salive, urine, semence tout en bramant. Cette vie de patachon dure un mois, je suis épuisé, j’ai perdu 30 % de mon poids, j’ai vieilli. Le calme revenu, je vais enfin pouvoir manger en goûtant au repos du guerrier.
La paternité ne m’incombe point, après huit mois de gestation mes femelles mettront bas, elles élèveront seules leur petit en système matriarcal, entourées des hères et bichettes de l’année précédente.
Paule Burlaud
* Brice Morize a grandi au bord de la forêt de Rambouillet où il a rencontré ses premiers cerfs en suivant les chasses à courre avec ses parents. Il ne quittera plus jamais ce milieu et développera un intérêt particulier pour cette grande faune ce qui le conduira naturellement vers la photo. Brice les observe, les compare, les nomme, les compte et les suit d’année en année, il part faire des observations un peu partout en France avant de se fixer dans les landes girondines du Médoc. Il a publié Quand le cerf se raconte édition Dussaut.