Allez les vers !

Méprisés, méconnus, mal-aimés, ils sont pourtant nos plus sûrs alliés dans la préservation de la planète : défense et réhabilitation des vers de terre.

 

Aristote les appelait déjà « les intestins de la terre » mais il a fallu la curiosité et la force de conviction de Darwin pour qu'ils soient regardés d'un autre œil. De nuisibles, ils sont devenus de respectés ingénieurs du sol que jardiniers et chercheurs mettent maintenant à contribution pour une gestion écologique de la terre, des déchets et même de l'eau.

 

« À petites causes, grands effets » *

1837, Charles Darwin se repose à la campagne et remarque que « les vers, quand ils ramènent de la terre à la surface dans leurs excrétions, recouvrent au fil des ans, tous les objets posés au sol. » Impressionné par ce prodigieux travail, il rédige une petite étude où il affirme que « toute la terre végétale du pays est déjà passée de nombreuses fois par les voies digestives des vers et y passera encore beaucoup. » Un certain Fish se moque « eu égard à leur faiblesse et à leur petite dimension, le travail que les vers auraient accompli selon cette conception, serait étonnant ! » Piqué au vif, Darwin reprend sérieusement ses études lombriciennes après la parution de L'origine des espèces et publie en 1881 Formation de la terre végétale par l'action des vers de terre. Il y décrit leur organisation biologique, leur mode de vie et surtout leur rôle primordial dans la modification des sols et même la préservation des vestiges archéologiques. Il est convaincu que « de petites causes abondantes et en suffisamment de temps peuvent amener à des effets importants. »

Grand succès pour l'ouvrage « captivant comme un conte de fées » écrit « avec la simplicité et la clarté qu'on lui connaît » selon ses lecteurs. Jusque-là réputés nuisibles, les vers de terre sont alors reconnus comme auxiliaires de l'agriculture et Darwin peut enfin s'enthousiasmer ainsi : « La charrue est une des inventions de l'homme les plus vieilles de toutes et les plus utiles. Mais on peut bien douter qu'il existe d'autres animaux que ces créatures si rudimentairement organisées qui aient joué un rôle aussi important dans l'histoire de la terre. »

Le seigneur des anneaux

Quelques coups de bêche pour planter un rosier et voilà débusqué le ver de terre qui se tortille et s'éloigne pour échapper à la lumière et regagner l'humidité de la litière du sol ou les profondeurs de ses galeries. Mais qui est cet être si sommaire et si ingénieux ? Si commun et si mystérieux ? Si discret et si généreux ?

Ce lombricien appartient à la famille des annélides. Son corps invertébré, recouvert de soies, est composé de 120 anneaux musculeux qui lui permettent de se déplacer et de perforer le sol. Sa respiration est cutanée et sa circulation sanguine assurée par 5 à 7 paires de cœurs. Son appareil digestif est élaboré : bouche, pharynx, jabot, gésier, intestin lui permettent de dévorer l'équivalent de son poids en 2 jours ! Il ne voit ni n'entend mais il est sensible à la lumière et aux vibrations.

Il en existe 3 500 espèces dans le monde dont 140 recensées en France par l'éminent géodrilologue Marcel Bouché qui les classe en 3 grandes catégories : les anéciques (de 15 à 45 cm de long) qui creusent des galeries verticales jusqu'à 3 ou 4 m de profondeur ; les endogés, plus petits, dont les galeries sont horizontales et superficielles ; les épigés qui vivent dans la litière de surface. Ils se nourrissent tous de débris végétaux mélangés à la terre qu'ils ingurgitent en même temps. Sans dents, ils n'attaquent pas les racines des plantes.

Anéciques – comme le lombric commun – endogés et épigés – comme le ver de fumier ou de compost – cohabitent sans problèmes, à des étages différents et leur action  mécanique et chimique est complémentaire.

 

Laboureur et digesteur

Selon Lukas Pfiffner, spécialiste suisse, 1 à 3 millions de vers de terre vivent dans un ha de prairie en bonne santé.

Plus il y en a, plus le sol est fertile et la végétation vigoureuse car ils n'épargnent pas leur peine !

Ils aèrent la terre et augmentent sa capacité à absorber l'eau, grâce aux 900 m de galeries par m2 sur 1 m de profondeur, ce qui limite le ruissellement et l'érosion. Ils incorporent au sol jusqu'à 6 tonnes de matière organique morte par ha et par an. Ils concentrent, sous une forme facilement assimilable, les éléments nutritifs dont les plantes ont besoin car leurs déjections déposées en surface, les turricules, sont un mélange intime de particules végétales et minérales en forte concentration.

Ils rajeunissent le terrain en prélevant des matières minérales en profondeur et en les transportant dans la couche arable. Ils ameublissent les sols lourds et améliorent la cohésion des sols sableux grâce à leurs abondantes déjections.

Ils favorisent la germination des graines puis la croissance des racines qui pénètrent sans résistance, via les galeries, dans les couches profondes.

Enfin, last but not least, ils assainissent le milieu par l'implantation et la multiplication de bactéries et de champignons dans leurs galeries et turricules tout en favorisant la décomposition biologique d'organismes nuisibles.

Peut-on encore alors contester les mérites et les bienfaits de ces ingénieurs du sol ?

 

Eisenia, à table !

Tant de talents ne pouvaient qu'inciter l'homme à mettre cette valeureuse espèce à son service. Est alors née l'idée d'élever des vers, de les gaver de nos déchets et de récupérer en prime le fertilisant produit. C'est le lombricompostage, digestion de matières organiques par les vers Eisenia Fœtida ou Andrei dans un bac spécialement conçu : le lombricomposteur.

Le plus rudimentaire est composé de 4 planches posées au sol, le fond étant tapissé de carton brun pour attirer les vers.

Les déchets sont ensuite déposés par couches et arrosés d'eau de pluie : 2/3 d'éléments azotés (ce qui est vert, mou, humide) et 1/3 d'éléments carbonés (ce qui est brun, dur, sec) auxquels on ajoute quelques friandises : marc de café, coquilles d'œuf broyées, petits morceaux de papier et carton brun dont les vers raffolent !

 

Si vous n'êtes pas bricoleur, il existe dans le commerce, pour 50 à 100 €, divers modèles rustiques ou design, en bois ou en plastique, utilisables sur un balcon ou même dans la cuisine. Il suffit d'y installer une petite colonie d'Eisenia que l'on se procure, via internet, dans une ferme lombricole (les plus proches sont la Ferme du Moutta et France Lombriculture) et c'est parti ! Vous allez bientôt récolter du lombrithé, un engrais liquide très concentré et du compost, terreau neutre et fin, le top des fertilisants !

Vous craignez odeurs, maladies, évasions ou prolifération ? Mr Reveyron, de la Ferme du Moutta, vous rassure « Le lombric est une créature formidable, il ne connaît pas la maladie et ne véhicule aucun agent pathogène. Bien nourri, il ne s'évade pas, un ver heureux est un ver sédentaire et il régule sa population en fonction des ressources alimentaires.

Quant au compost produit, c'est une matière inerte et minérale avec juste un léger parfum d'humus ! »

 

Petite bête, gros enjeux

Aujourd'hui, le lombricompostage n'est plus un gadget pour bobos écolos. Les collectivités locales y voient un bon moyen de réduire le volume des déchets et les coûts de traitement. Ainsi l'USSGETOM**qui regroupe 86 communes du Sud-Garonne met à disposition des habitants, après une journée de formation, un lombricomposteur pour 10 €. D'autres communes organisent le lombricompostage de proximité, par immeuble ou quartier pour redonner de façon plus que symbolique de la terre à la terre tout en créant du lien social. Certaines villes l'adoptent dans les cantines scolaires – de vrais gisements de déchets alimentaires – avec des préoccupations citoyennes affirmées : « générer des économies, avoir un impact positif sur l'image d'un établissement, servir de modèle pour les usagers de ce lieu et aussi réfléchir sur le gaspillage alimentaire » comme le déclare Isabelle Rouzeaud, créatrice de Vers-les3R (récupérer, recycler, réutiliser).

Plus solidaire encore est le projet de Thomas Fiaschi (Biotop) et de Paul Reveyron (Ferme du Moutta) en Côte d'Ivoire : résoudre les problèmes générés par la monoculture intensive des palmiers à huile. Leur constat : chute de la production, apport massif d'engrais chimiques, maladies, ce qui conduit à déforester pour accroître les surfaces de culture. Afin de stopper cette calamiteuse fuite en avant, les deux lombriculteurs proposent leur technique pour revaloriser les déchets d'extraction de l'huile en vue de produire sur place un amendement organique de qualité. Cela permettrait de restructurer les sols usés tout en renforçant la santé et le rendement du végétal.

Thomas Fiaschi est confiant dans sa démarche « la lombriculture, chez nous, est un geste écologique. Mais dans l'Afrique subsaharienne, il faut prendre conscience de l'impératif de survie de tout un écosystème dont l'homme, au centre, doit avoir la maîtrise. Nous coopérerons avec le ministère de l'agriculture ivoirien et les grosses sociétés d'exploitation pour préserver les intérêts des hommes tout en protégeant la nature. Notre savoir-faire, nous l'espérons, sera mis à profit dans ce sens et nous aurons au moins le sentiment d'avoir fait quelque chose. »

 

L'eau aussi

Ils labourent, ils fertilisent, mais Patricio Soto, ingénieur de recherche à l'INRA, a eu l'idée d'utiliser aussi les courageux vermisseaux pour le traitement global des eaux usées au sein d'une lombristation très ingénieuse. Des tamisages séparent le liquide du solide qui est traité par lombricompostage classique, puis les eaux souillées sont épandues en pluie sur un lit de lombriciens et de plaquettes de bois reposant sur un sol de galets. L'eau traverse le filtre vivant en 20 mn. Après une ultrafiltration membranaire qui retient les éléments trop fins pour le lombrifiltre, l'eau épurée atteint le niveau sanitaire D4, elle est propre à la baignade et à l'irrigation.

Gros avantage, ce système ne produit pas d'odeurs ni de boues d'épuration au traitement lourd et coûteux. Il est aussi

économe en emprise foncière, coût de construction, énergie et maintenance. Ces arguments n'ont pas échappé à Denis Floutard, maire de la petite commune de Combailloux, dans l'Hérault. Il a été le premier à choisir cet équipement qui fonctionne bien depuis 2004. Patricio Soto, qui a depuis breveté son système et fondé Lombritek, le conseille aux communes de 1 000 à 5 000 habitants car « il est plus judicieux et écologique de traiter l'eau au plus proche des gens ».

Les élus locaux et la population sont motivés mais les services administratifs et les grandes entreprises d'assainissement, partenaires incontournables des appels d'offres, semblent plus difficiles à convaincre.

C'est la terre contre le béton, David contre Goliath encore et toujours... Pourtant, quand on sait que la matière organique fermentescible représente 1/3 de nos poubelles et une partie de nos eaux usées, on a envie de clamer :

« Écologique, économique, vive le lombric ! »

Claudine Bonnetaud

*Darwin L'origine des espèces

**Union des syndicats du Sud Gironde pour la gestion et le traitement des ordures ménagères