Un noir plein de couleurs
Des Non-voyants racontent comment, à leur façon, ils courent le monde
Les hasards de leurs vies en ont décidé ainsi. À la suite d’une maladie ou d'un accident, Sacha, Alain, Yannick, Élisabeth, Barthélémy et Pierre ont perdu la vue. Maintenant leurs voyages sont différents mais tout aussi beaux, aussi riches que ceux d’avant. Leurs sens sont au paroxysme et si leurs destinations finales ont parfois changé, l’envie d’avancer, de voir comment l’Autre est ailleurs, est toujours présente.
Décollage immédiat
De leur vie d’avant, ils ont conservé toutes les images et lorsqu’on leur demande comment ils voyagent, la réponse fuse immédiatement. Pour Alain, qui a beaucoup bourlingué, c’est allongé dans l’herbe qu’il s’évade. Été comme hiver, il a besoin de ce contact direct, charnel. Très vite il se retrouve au bord des chutes d’Yguazu1, « avec ses papillons magnifiques et ses toucans ». Puis, il met cap à l’est, vers la Réunion, pour revoir le Piton de la fournaise, découvert à six ans, avec son trou immense de 300 mètres de profondeur, et cette sensation de vertige qui l’avait envahi. Yannick, elle, c’est la musique qui la fait décoller « selon l’humeur du moment ». Quelques notes suffisent et elle part très vite dans ses pensées, dans son refuge. Pour elle, « tout est en couleur ». C’est « la lumière éclatante du soleil, les plages bien bleues, les arbres bien verts » de sa Martinique natale. Son noir est plein de couleurs. Déjà ils ne sont plus là. C’est leur trip à eux, sans hallucinogène. Élisabeth a des voyages intérieurs plus modestes. Elle navigue sur ce galion sang et or qui orne un des murs de sa cuisine : un canevas fait dans sa jeunesse et qu’elle a besoin de toucher régulièrement pour lui rappeler qu’il y a eu un avant. Pierre repart directement aux origines et se transporte au Pays basque, dans les vagues le long de l’océan à Biarritz ; car ce sont ses vagues à lui qui déferlent devant ses yeux : rien à voir avec celles des Landes ou de Gironde. Barthélémy est déjà au Népal. Il revisite les frontons en bois sculpté des maisons de la vallée de Katmandou et s’envole le long de la chaîne de l’Himalaya où « on ne passe pas ». Quant à Sacha, longtemps correspondante de guerre, il y a trop d’images qu’elle aimerait effacer.
Ils auraient pu aussi vous décrire et vous raconter la vue sur Paris à 360° depuis le sommet de la tour Montparnasse, le monolithe sacré d’Uluru2, les sculptures de Giacometti, La femme couchée du morne Larcher avec en arrière-plan, le rocher du Diamant ou encore le glacier Périto Moreno en Patagonie. Certains détails se sont évanouis, les couleurs sont un peu moins vives mais tout est là.
Son petit haut brodé
À toutes ces images, ils auraient rajouté le bruit fracassant des blocs de glace tombant dans l’océan, les odeurs de terre et d’herbe mouillée après la pluie, celle des chocolatines et bien d’autres encore que leurs sens exacerbés leur offrent en permanence.
Derrière toutes ces images qui parfois les submergent, il reste aussi les visages des êtres chers tels qu’ils sont restés d’avant, avec leurs anecdotes et les ambiances qui s’y rattachent. Ainsi Alain revoit une petite amie quand il avait 20 ans « ses yeux, ses cheveux châtains, son petit haut brodé blanc avec un dessin bleu ». Sacha repart à Cuba pour un repas partagé avec ses voisines en quête d’un litre de lait.
Quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, les yeux bien ouverts ou en rêve, les images affluent, le plus souvent en couleurs, même si les nuances se sont un peu estompées. Élisabeth rêve en couleurs ce qu’elle a fait ou vu en noir et blanc, dans les jours précédents. Barthélémy a toujours son glossaire d’images à disposition. En ce moment, au-dessus de sa bibliothèque, une fenêtre s’ouvre sur un beau ciel bleu et un train traverse ce décor. Impression fugace mais très nette.
Des bleus aux tibias
Mais leur plus beau voyage c’est, sans nul doute, ce désir, ce besoin permanent de progresser, d’avancer. Découvrir une autre vie, entreprendre des choses que, voyants, ils n’auraient peut-être pas faites, par manque de temps ou par facilité. Car cette nouvelle vie s’apprend, se mérite. Accepter les cours de locomotion et d’utilisation de la canne pour pouvoir acquérir plus d’autonomie, plus d’aisance, plus de sécurité. Le premier pas pour sortir de l’isolement. Accepter les bleus aux tibias. Aiguiser sa concentration. Développer le toucher en pratiquant le langage Braille ou en frôlant les fesses des amazones au musée de Delphes. Certes, cela réduit leurs choix, crée parfois de nouvelles barrières, du déni aussi mais une fois le principe de l’acceptation de soi enclenché, tous ont compris que le train ne repasserait pas deux fois. Alors, ils veulent en profiter, comme si chaque jour devait être le dernier. Pour Pierre, l’essentiel étant surtout ne pas rester au bord du chemin. Tout tenter pour l’estime de soi, pour ne rien regretter. Yannick, à 42 ans, a prévu de reprendre son ancien métier d’aide vétérinaire après six ou sept années de cécité complète.
Frustrations
Bien sûr, de temps à autre, il y a des trous dans la raquette. Tout n’est pas rose. Élisabeth le résume bien quand elle dit : « Le handicap, on se lève et on se couche avec. » Ainsi, Alain ne peut plus partir quand il veut, où il veut, sur un mouvement d’humeur, seul, avec pour tout compagnon son sac à dos. Il doit être systématiquement accompagné, il ne peut plus fureter à sa guise, s’incruster. Un peu les mêmes ressentis pour Pierre, habitué à voyager en famille ou avec des amis et qui refuse, par-dessus tout, les voyages organisés pour non-voyants. Pour Barthélémy, c’est la frustration de ne plus pouvoir écrire. Lui, qui a commis son premier roman à l’âge de quatorze ans, avait un grand projet pour sa retraite : retravailler tous ses manuscrits entassés dans les tiroirs pendant plus de soixante ans. Pour Élisabeth et Pierre, c’est le regret de n’avoir pu faire le métier qu’ils voulaient.
Mais si d’aventure vous leur proposiez de recouvrer la vue, ne pensez pas que la réponse soit évidente. Entre affirmation bien tranchée, pour le oui ou pour le non et hésitations argumentées par la peur de s’y habituer, toutes les nuances existent.
Le monde des voyants aurait beaucoup à apprendre de l’écoute des non-voyants. Ne serait-ce que dans la bonne utilisation de tous leurs sens. Et comme dirait Sacha « n’oubliez pas d’enlever vos lunettes de soleil ».
1 À la frontière entre le Paraguay, le Brésil et l’Argentine, au confluent des fleuves Iguazú et Paraná. Imaginez 275 cascades alignées sur environ trois kilomètres, la plus haute mesurant 80 mètres de haut. De quoi faire pâlir les chutes du Niagara, une naine avec ses 945 mètres de large et 57 de haut.
2 En Australie, à environ 400 km au sud-ouest d’Alice Springs.
Alain LAFFITTE