Châteaux

Editorial
C’était autrefois une politesse élégante de la part d’un invité ; envoyer à son hôte une lettre de château pour le remercier de son accueil. Belle expression, tombée en désuétude tandis que s’est développé la pratique du mail devenue la norme en matière de politesse épistolaire. La locution Mail de château reste donc à inventer.
Si l’origine de l’expression citée plus haut est inconnue, elle fait en tout cas partie de la panoplie d’images que déploie le seul énoncé du terme château. Ainsi, s’il est édifié sur le sable, bâti en Espagne, ou charpenté de cartes à jouer, on imagine que sa durée de vie n’excèdera pas le temps d’une pensée, d’une marée haute ou d’une pichenette. S’il a été ordonné par un noble guerrier, et qualifié de fort, il paraîtra imprenable. Posé sur des vers de Ronsard en bord de Loire, il semblera sorti d’un rêve. Exigé par un monarque qui se prend pour le soleil, il éblouira le monde. Et, sur un bateau, il en sera la superstructure. Ainsi paraissent les châteaux ; oniriques ou guerriers, joliment enfantins ou furieusement mâles, sortis d’un conte de fées ou tirés d’une belligérance immémoriale.
Est-ce par jalousie du Périgord voisin qui clame haut et fort son millier de castels ? La Gironde est arrivée à être le département qui en compte le plus : entre 9 000 et 1000. Cela parce que le Bordelais a paré les propriétés viticoles de cette dénomination, en dépit, souvent, de leur taille ou de leur apparence.
Nombreux, certes, sont les châteaux bordelais qui conjuguent apanage du terroir et émotion architecturale. Mais, le tout un chacun de la viticulture n’est pas Margaux, Pape Clément, Smith Haut Laffitte, Mission Haut Brion ou Yquem pour savoir conjuguer éclat monumental et cru d’exception. Peu importe finalement. L’âme des châteaux girondins jusqu’au plus modeste d’entre eux, repose dans le secret de leurs celliers, enfermée dans des futailles, à température et hygrométrie si possible constantes. Et le titre de noblesse qu’ils portent procède de la qualité de leurs bouteilles plus que de celle du bâti.
L’histoire de cette conversion d’exploitation viticole en château est récente au regard de la marche des siècles. En gros, un peu plus de deux cents ans puisqu’en 1787, Thomas Jefferson distinguait déjà quatre châteaux dont le classement de 1855 confirmera la prééminence : Lafite, Margaux, Latour et Haut-Brion. Cette mutation de vignoble à château a donc d’abord accompagné l’anoblissement de certains grands crus, ceux qui sont trop exquis pour être embouteillés avec des vins vulgaires et qui méritent donc une étiquette témoignant de leur lignage. Puis, peu à peu, au fur et à mesure que les chais des Chartrons s’assècheront, le patronyme de château s’étendra à la quasi-totalité des domaines viticoles.
On n’aurait garde d’oublier même s’ils ne sont pas recensés dans la liste, ces sentinelles du confort et de l’hygiène que sont les châteaux d’eau. Ils sont immanquables, tant nos édiles ont pris soin de les hisser en haut des collines et des côteaux. Les Romains les avaient inventés, sans pour autant les qualifier aussi solennellement. Puis, au fur et à mesure que l’Empire s’est éteint, les pierres des aqueducs se sont descellées, les fontaines urbaines se sont taries, laissant la place aux porteurs d’eau. La République, volontiers destructrices de châteaux, a béni ceux-là qui, il est vrai, ne portent aucun blason de noblesse. Il y a donc pas mal de décennies déjà qu’ils nous servent l’eau à domicile sans se hausser du col pour autant. Pire : on les a habillés d’un sobriquet largement répandu lorsqu’on les sert en carafe : château Lapompe.
Des châteaux viticoles aux châteaux d’eau il n’y a qu’un pas. Point de lettre nécessaire pour les remercier de leurs talents ou de leurs services rendus. Les consommer suffit.
Jean-Paul Taillardas