L'eau Brion

À l’ouest de Talence, proche de la Médoquine, se dresse depuis 1925 un curieux ouvrage en briques roses montées sur pilotis : il s’agit du réservoir Lavardens.

 

Par Étienne Morin

 

« Si tu n’es pas sage, je te mets au pain sec et au château Lavardens menaçait ma grand-mère lorsque je n’étais pas sage » raconte Lucien Batsalle, aujourd’hui retraité de la Régie des eaux de Bordeaux, devenu plus tard Lyonnaise des eaux. À partir des années 1930, boire du château Lavardens signifiait à Bordeaux « être à l’eau claire ». C’est dire le retentissement qu’a eu la construction de ce réservoir à Talence, dans la région bordelaise.

 

Un point d'eau unique

Décidée par Adrien Marquet[1], la construction de ce château d’eau entrait dans un projet très large de mise à disposition de l’eau courante dans tous les logements de l’agglomération bordelaise. « Au début des années 1920, seulement 20 % des logements français sont équipés d’eau courante » précise Lucien Batsalle. Le château Lavardens, l’un des plus grands réservoirs de la région, permettait de desservir le sud de Bordeaux et l’ouest de Talence. « Vous ne pouvez pas imaginer la popularité d’Adrien Marquet1 avec ce programme d’adduction d’eau. Ma grand-mère devait péniblement aller chercher de l'eau tous les jours à la fontaine à quelques centaines de mètres de son logement. L’arrivée de l’eau courante chez elle lui évitait de faire le service de l’eau à l’aide de seaux ou de brocs. La fontaine, au fur et à mesure qu’elle prenait de l’âge, lui semblait de moins en moins proche. Certes, aujourd’hui le point d’eau unique dans la maison nous semblerait fortement manquer de confort. Mais ce fut à partir de celui-ci qu’il y eût amélioration des logements : eau chaude, salles de bains et bien sûr toilettes ». Mais le projet s’est accompagné d’une autre innovation, moins plaisante : l’eau est devenue payante, alors que jusque-là son accès à la fontaine était gratuit.

 

Sur pilotis

Construit en 1925, le château Lavardens est un édifice impressionnant. Encastré au milieu des vignes de Haut-Brion et de la Mission Haut-Brion, il est construit sur un point culminant, et constitue un réservoir juché sur une forêt de piliers en béton d’une dizaine de mètres de haut : 17 en longueur, 13 en largeur, soit 221 pilonnes en tout. Le réservoir lui-même est constitué de baignoires supportées sur chacun de leur côté par les piliers. Il est divisé en deux parties contenant chacune 5 500 m³ d’eau, dont seule une est toujours en service, l’autre étant en trop mauvais état pour être encore utilisée. L’ensemble culmine à 40 mètres de haut. Les réservoirs sont dissimulés par un parement en briques roses. Le toit de l’ensemble est végétalisé : il y pousse de l’herbe et même un arbuste ! De loin, il ressemble à un terrain de football sur pilotis.

En dessous du réservoir, se trouvent les pompes qui l’alimentent en allant puiser dans la nappe de l’éocène2, une nappe phréatique en profondeur. Celles-ci remplissent la citerne à chaque fois que l’eau atteint son point bas. Elles alimentent aussi un deuxième château d’eau, qui prend la forme classique d’un champignon, se situant à environ 200 mètres, et qui dessert Pessac Haut-Brion. L’ensemble est entouré de hauts murs et de barbelés, car il convient d’assurer une sécurité maximum à l’approvisionnement en eau. « Peu de personnes s’en souviennent, mais lorsque les Allemands ont envahi la France en 1940, il y a eu des rumeurs d’empoisonnement de l’eau potable par l’envahisseur rappelle Lucien Batsalle. Tout le monde s’est mis à boire du vin ! L’enjeu de sécurité sanitaire de l’eau est extrêmement important : cela explique que l’on rajoute à faible teneur un peu de chlore dans l’eau pour éviter les empoisonnements bactériologiques ». Dans un réservoir comme celui de Lavardens, la qualité bactériologique est contrôlée chaque semaine et les baignoires sont nettoyées une fois par an : l’eau est alors entièrement vidée.


[1] Maire de Bordeaux de 1925 à 1944 et auparavant conseiller municipal, chargé de ce projet à partir de 1923.

 Comment fonctionne un château d’eau ?

L’arrivée de l’eau dans un château d’eau est assurée par des pompes. Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, ces pompes fonctionnaient grâce des machines à vapeur, mais elles ont été remplacées par des pompes électriques dont a été équipé le château Lavardens dès sa construction. La hauteur du château d’eau est importante car, à chaque fois que l’altitude de l’eau dans le château augmente de 10 m, la pression à la distribution augmente d’un bar. À la sortie, la distribution de l’eau est assurée par le principe des vases communicants : en ouvrant son robinet, on fait venir l’eau qui se déverse du haut vers le bas. Dans le cas d’immeubles particulièrement hauts, ce principe des vases communicants fonctionne mal et la pression de l’eau aux étages supérieurs est insuffisante. C’est la raison pour laquelle ces immeubles sont contraints de s’équiper d’un surpresseur qui permet de faire parvenir l’eau à tous les étages.

 

Schéma : le fonctionnement d’un château d’eau

Une ressource vulnérable

« L’avantage d’aller puiser dans les nappes profondeur, c’est que Bordeaux bénéficie d’une eau très pure, et peu sujette à des pollutions chimiques. Ce n’est pas le cas de Toulouse, qui puise son eau directement dans la Garonne explique Bruno de Grissac, directeur du SMEGREG (Syndicat mixte d'étude et de gestion de la ressource en eau de la Gironde). L’inconvénient, c’est que les nappes phréatiques profondes sont vulnérables, car elles ont une inertie lente. Ainsi la nappe de l’éocène, se vide plus vite qu’elle ne se remplit[1]. Il n’y a donc pas d’autre solution que de trouver de nouvelles sources de captage et de limiter la consommation. Autrefois, Bordeaux s’approvisionnait dans la région d’Arcachon, mais l’urbanisation de cette région rend impossible l’utilisation des sources de l’ouest de Bordeaux. Depuis 25 ans, il y a un projet d’approvisionnement depuis le Médoc, qui est une véritable éponge, mais les maires du Médoc sont assez réticents à partager leurs ressources aquifères, alors qu’ils sont très enclins à utiliser les installations hospitalières ou universitaires de Bordeaux ». Si les ressources ne peuvent augmenter, il faut donc agir sur la consommation : on consommait 55 m³ par an et par habitant en 1968, 95 m³ en 1990 et seulement 80 m³ en 2023. « Mais le problème principal de la région bordelaise est la pression démographique, complète Bruno de Grissac. Même si la consommation par habitant diminue, la consommation totale continue d’augmenter ».

Alors que l’on va fêter son centenaire, le futur du réservoir Lavardens est posé : d’une part l’ouvrage n’est pas dans le meilleur état ; d’autre part, lorsque les sources alternatives d’eau potable seront utilisées, peut-être perdra-t-il son utilité, raison pour laquelle une mission d’étude est menée quant à son futur. Centenaire, le château semble avoir pris quelques rides !

 

Les baignoires de Lavardens (photo E. Morin)