Mille propriétaires
Venus de Lorraine, de Bretagne, de Singapour ou d’Italie, ils sont des centaines à partager la même clé : celle du vignoble de Château Réaut.
par Dominique Galopin

La copropriété en matière de vignoble est un concept tout à fait atypique dans le Bordelais. Tous les propriétaires partagés du vignoble Réaut, domaine de 26 hectares situé à Rions, ont en commun d’être de grands amateurs de vin et surtout d’avoir l’audace de tenter cette expérience originale. À un moment donné, ils ont tous souhaité se payer une petite part de rêve en possédant des ceps de vigne contre un loyer versé en bouteilles de vin étiquetées à leur nom, avec l’inestimable mention Propriétaire de Château Réaut.
Aucun n’est caviste ni restaurateur. Mais qu’ils soient pompier dans le Sud, assureur dans le Nord, chirurgien en Bretagne, avocat à Londres ou père de famille achetant une parcelle pour ses enfants, chacun possède dix pieds de vigne pour une mise de départ de 3 000 euros assortie d’un achat de 1 000 euros de vins, soit douze cartons.
Pour la propriété, « ce sont les meilleurs ambassadeurs qui soient, sachant mieux que quiconque faire partager leur passion à leur entourage », explique Chantal Carrère-Cuny, Directrice générale du domaine. Il leur est aussi confiée la mission de parrainer soixante bouteilles par an. Et ils recevront chaque année après vendanges, selon les récoltes, vingt-quatre bouteilles environ, tout en bénéficiant de tarifs très préférentiels pour chacun de leurs achats.

Yannick Evenou, initiateur et Président
Grand œnologue, Yannick Evenou est bien connu dans le milieu bordelais, notamment pour avoir été le Directeur du Château La Dominique, Grand cru classé Saint-Émilion. Là, il s’est illustré en menant un projet hors normes avec Jean Nouvel pour créer des chais totalement innovants et une terrasse spectaculaire perchée au-dessus des vignes. « Il a surtout une âme de bâtisseur, souligne Mme Carrère-Cuny, un homme qui a de l’ambition et une vraie vision du vin », lesquelles se sont traduites par l’émergence du concept de multipropriété, par le choix novateur des chais, par le parti de faire vieillir le vin en amphores et bien sûr par la construction très audacieuse d’une immense terrasse suspendue parfaite pour les dégustations ou les mariages. En navigateur chevronné, habitué à la Solitaire du Figaro, Yannick Evenou sait, sur terre comme en entreprise, tracer la route et braver l’inattendu.

Symbiose Bordeaux-Bourgogne
D’où vient cette structure de fonctionnement si inédite dans le Bordelais ? « C’est un modèle économique pilote dans notre région qui s’est en fait nourri des meilleures idées venues de Champagne, de Bourgogne et de Bordeaux », indique Mme Carrère-Cuny, qui dévoile l’origine de l’aventure.
Il n’y a pas si longtemps, en 2003, la très raffinée maison de champagne Roederer confie à son œnologue la mission de développer une pépite en Bordelais. La maison jette alors son dévolu sur ce vignoble, Réaut-la-Gravière, dont les coteaux orientés plein sud surplombent la Garonne. Le domaine, situé en AOC Cadillac Côtes de Bordeaux, offre un immense potentiel, avec son sous-sol argilo-calcaire et sa terrasse de graves parfaitement exposée et ventilée. La propriété à ce moment a perdu de son éclat, les pieds de vigne fatiguent, l’entretien peine.
La maison champenoise ne tarde pas à tout arracher pour tout replanter avec une sélection de pieds issus de cépages de grands crus : 65 % de merlot, 30 % de cabernet sauvignon et 5 % de cabernet franc.
À peine dix ans plus tard, un deuxième virage s’amorce, bourguignon celui-là. L’héritier de Roederer souhaite se retirer de la propriété, le domaine est mis en vente. Alors s’amorce le rôle clé de Yannick Evenou, œnologue réputé dans le Bordelais. Entouré d’un groupe d’amis, douze à l’origine, autant de Bourguignons que de Bordelais, il s’inspire d’une forme d’investissement très répandue en Bourgogne, le Groupement foncier de vignoble. C’est une sorte de SCI qui permet de financer l’acquisition du domaine par une pluralité d’investisseurs, confiant l’exploitation quotidienne à un vigneron qualifié. Voilà qui permet de lever le voile sur l’énigme de l’étiquette des vins du château Réaut qui, étonnamment, réunit les couleurs azur et or du blason bourguignon face aux léopards d’or de Bordeaux.
Des ventes sécurisées
À l’origine, l’objectif est de rassembler 200 copropriétaires, mais en un mois plus de 400 candidatures frappent à la porte, et on compte aujourd’hui 700 personnes venues de 27 pays. Yannick Evenou les connait tous, c’est une exceptionnelle histoire humaine qui donne une vraie force à l’entreprise surtout grâce à la fidélisation de ses clients. « C’est un outil de promotion très efficace, poursuit Mme Carrère-Cuny, qui nous assure 70 % des ventes vers les particuliers, à l’inverse des châteaux bordelais pour qui l’export représente une part dominante de leurs ventes ». Château Réaut ne participe pas non plus aux diverses foires au vin menées en grande surface, mais organise les siennes, proposant à la même période des tarifs très attractifs à ses membres.
Des récompenses
Ces propriétaires méritent bien leur fête, une journée gourmande, joyeuse, généreuse attendue rituellement chaque année, un dimanche de vendanges. Arrivés tôt de toute la France, panier dans la main droite, sécateur tout neuf dans la gauche, ils arpentent rang par rang les sillons du cabernet sauvignon qui rentrera dans la composition du Grand Vin, Carat, le millésime d’exception récolté à la main.
Les papilles salivent, la chaude odeur des sarments rougeoyants gonfle leur courage. Les huîtres du bassin, les incroyables morceaux de filet de bœuf charolais, les centaines de grosses pommes de terre enveloppées de papier d'aluminium qui brille dans la braise, les bouteilles généreusement offertes sur les tables sont comme une récompense pour tous ces hommes et femmes qui ont cru et soutenu un modèle étonnant qui s’avère aussi rentable que vertueux. « Ici pas de disette de main d’œuvre pour les vendanges », sourit Mme Carrère-Cuny.
La grande famille des propriétaires est prête à s’agrandir, pourquoi ne pas monter jusqu’à mille… « C’est une formule d’investissement très conviviale et les achats en communauté correspondent aussi à l’air du temps ». Tous les paramètres sont au feu vert. De nouveaux chais à la pointe de la technologie ont été construits en 2018, exposant la physionomie très inhabituelle de cuves tronconiques (en forme de troncs) inversées. De ce fait la capacité de vinification s’est considérablement amplifiée. Drôle de différence entre l’ébullition permanente qui agite ce château et, quinze mètres plus à gauche, le spectacle d’abandon des pieds de vigne décharnés et brûlés du voisin chinois pourtant plantés sur les mêmes côteaux nourriciers.