Un poumon nourricier

Avec ses senteurs mêlées de vanille, de fumet de gibier faisandé et de poisson de rivière, le vieux marché de Bordeaux nourrit la ville du XVIIIe siècle tout en écrivant les premières pages de la cuisine bourgeoise.

 

 

Approchez, approchez braves gens ! Elles sont bien mûres mes pêches de Dordogne, voyez mes alouettes et mes palombes.... Installés sur la place carrée du Vieux Marché, appelée aujourd’hui place Fernand Lafargue, paysans et poissonnières déballent chaque jour leurs marchandises au Lou Mercat (marché en gascon) sous les ombrelles, déployées autour du pilori. C’est ici que bat le poumon alimentaire de Bordeaux au XVIII ème siècle.

 

Oies grasses et esturgeons

Bordeaux est une ville gâtée. La diversité des approvisionnements se fonde sur les richesses de l’arrière-pays, notamment les vallées nourricières de la Dordogne et la Garonne grandes pourvoyeuses de fruits et de légumes. Chaque jour est un déballage bruyant et odorant de produits variés qui ont donné à la ville sa notoriété de capitale régionale gastronomique. Pour Philippe Meyzie1, grand spécialiste des cultures alimentaires en France du XVIIe au XIXe siècle, « le bœuf y est excellent, les lamproies grandes comme le bras, les esturgeons fameux, les huîtres incomparables, les ortolans abondants… ». Il cite même cette phrase de Schopenhauer, écrite en 1804, en souvenir de son voyage à Bordeaux, « nulle part on ne mange ni ne boit mieux qu’à Bordeaux ».

D’une présence attestée depuis le XIIIe siècle, le Lou Mercat va donc accueillir les marchands pendant plus de sept cents ans et asseoir alors sa réputation de marché emblématique de la ville. Les grosses sardines de Royan font de l’ombre aux harengs, la volaille du Médoc côtoie les canards de Saintonge, les truffes et les pêches cueillies en Dordogne précédent les raisins bordelais. Les animaux sont vendus entiers et vivants, dans l’angle ouest de la place. Le gibier foisonne et c’est un déballage d’oies grasses, de canards communs, de lapereaux, bécasses et autres palombes qui finiront en rôts et ragouts. Le fromage à croûte rouge, tout autant que le Chester, débarquent au retour des bateaux revenus de Hollande et d’Angleterre partis chargés de vin. Assis sous un auvent à l’angle de la rue, face à la Grosse Cloche, Monsieur Glousse, l’écrivain public, répond avec attention aux doléances des femmes venues jusqu’à lui.

 

Thé, café et chocolat

Les épiciers – vendeurs d’épices – déballent du poivre, des clous de girofle, de la cannelle et de la muscade venus des îles lointaines. Le café et le sucre, arrivés de Saint Domingue, deviennent si populaires que l’on compte à Bordeaux, en 1790, trente raffineries sucrières. Le thé se répand par anglomanie et le chocolat ouvre le bal des gourmandises.

Moins discrètes, les regrattières tentent de revendre les nourritures qu’elles ont « grattées », tombées des charrettes ou éparpillées sur les quais de débarquement.

Bientôt Lou Mercat est trop encombré, trop exigu et l’intendant Tourny prend bien la mesure du problème dans sa vision d’embellir la cité. Il décide alors de transférer, dès 1749, le marché aux bœufs dans le quartier des Capucins, et cinq ans plus tard il organise un nouveau marché sur la Place Royale, aujourd’hui Place du Parlement, spécialisé en fruits, légumes et volailles. La ville ne cesse de grossir et pour nourrir les 80 000 habitants qu’elle abrite, d’autres marchés sont ajoutés, la plupart prélevés sur des terrains religieux, comme le marché des Chartrons en 1777. Le marché des Récollets – Les Grands Hommes aujourd'hui – va ouvrir, lui, en 1806 sur les terrains confisqués de l’ancien couvent. « Les couvents, à l’époque, rimaient avec gourmands » précise M. Meyzie. Ainsi le couvent des Chartreux était connu pour être l’une des meilleures tables de la ville avec ses asperges, ses biscuits réputés et ses échaudés. Quant au couvent des Feuillants, ordre mendiant, il proposait les meilleurs cafés et chocolats chauds !

 

Saucière, sucrier et marmite en fer

Il faut dire que la cuisine elle-même n’échappe pas à l’idée de progrès qui gouverne la pensée et les arts en ce milieu du XVIIIe siècle. C’est d’ailleurs à cette période, en 1746, qu’apparaît le concept de cuisine bourgeoise, en plein foisonnement de nouvelles pratiques agricoles et de progrès techniques. Le besoin de se nourrir se colore enfin de plaisir. La situation climatique devient plus clémente rendant plus rares les mauvaises récoltes. Les épidémies mortelles sont en net recul du fait d’une alimentation plus variée et régulière. L’introduction de la pomme de terre et du maïs (cinq fois plus nourrissant que le blé) permet aux organismes de mieux résister aux carences autrefois trop fréquentes. Parallèlement, les poêles en faïence apparaissent, des ustensiles nouveaux prennent leur forme définitive comme la louche, la cuillère à moutarde, le sucrier, la saucière et commencent à se fabriquer des marmites en fer ou en cuivre rouge pour les plus riches.

Les mets les plus fins apparaissent alors sur les tables bourgeoises avec un service « à la française ». Sur une longue table nappée jusqu’au sol plusieurs plats sont déposés simultanément, prêts à être picorés par les convives. On y déguste, les papilles enjouées, le pigeon au gratin et truffé, le poulet aux œufs et au beurre, la poularde aux herbes et aux écrevisses. Le repas dure moins d’une heure mais pose le souci des justes cuissons des poissons ou des viandes surtout pour le palais des fins gastronomes qui commencent à se lever, comme Brillat-Savarin. C’est ainsi que sont apparus les chauds-froids et les multiples tourtes et pâtés qui ont donné lieu dès cette époque à la publication de livres de cuisine.

 

Confiseurs et chocolatiers

Les boutiques commencent peu à peu à se fixer. Les rues étroites qui entourent le marché comme la rue des Épiciers, rue des Herbes ou du Poisson salé ou encore rue de la Rousselle témoignent des premières implantations des métiers de bouche. Les confiseurs prennent racine, conquis par l’exploitation du sucre pour la fabrication de confitures et de fruits confits. Les chocolatiers ouvrent leurs premières fabriques, quatre au XVIII ème siècle et 18, cinquante ans plus tard, sous des marques réputées encore aujourd’hui telles que la Marquise de Sévigné, Badie ou Saunion.

Pendant ce temps, loin de là, à Paris, un grand pas de plus est franchi par un certain Boulanger qui décide de proposer en vente ambulante des bouillons « restaurants » bons pour la santé. Il n’avait d’autre ambition à l’époque que sublimer les reliefs du marché.

Dominique Galopin

 

1Maître de conférences à Bordeaux Montaigne, Conférence du 19 mars 2024, Se nourrir à Bordeaux au XVIIIe siècle, dans le cadre de l’exposition Le palais des Comestibles, présentée aux Archives de Bordeaux Métropole.