L'imaginaire à fleur de peau
Les photos sont de Bodyfikation
Installé depuis 1999 à Talence en qualité de tatoueur professionnel, Sébastien alias Groseb nous guide dans l’univers un peu mystérieux du tatouage artistique.
Depuis le début de ce siècle, le tatouage, en conquérant un nouveau public dans toutes les couches de la société, a retrouvé une certaine popularité, devenant désormais une véritable forme d’expression artistique.
La passion pour guide
Depuis sa plus tendre enfance, Sébastien a toujours aimé le dessin. À 16 ans, il découvre, sur son meilleur ami, de retour de vacances à l’étranger, un magnifique petit tatouage d’inspiration tribale. « Aux antipodes des vilains motifs que portaient mes oncles et qui ne m’inspiraient guère », précise-t-il. Dès lors, le tatouage devient son obsession, « ça m’a rendu dingue », rajoute-t-il. Il ne sait pas encore qu’il va en faire son métier. Il mettra deux ans pour dessiner son premier tatoo, le faire évoluer, grandir. Finalement, Martin, un Polonais, spécialisé dans l’art tribal réalisera cette première œuvre sous son œil attentif. Dès lors, tout s’enchaîne. Il s’achète un peu de matériel et commence par s’exercer sur les copains puis sur les copains des copains. Il n’a aucun plan de carrière en tête, « seule la passion le guide ». Il finira par rencontrer, à Bayonne, un tatoueur établi qui lui propose de venir s’initier avec lui. Il prévoit d’y rester trois jours, il y restera trois ans... abandonnant son métier d’éducateur spécialisé. Et c’est ainsi que Sébastien devient Groseb1. 23 ans après ce choix de vie, sa quête de la beauté est toujours présente.
La patte des maîtres
Il a visité la Hongrie, l’Espagne, l’Écosse, d’autres contrées aussi à la poursuite des meilleurs « pour leur patte ». Ces artistes capables d’écrire sur son corps ses propres créations. Pour lui, un beau tatouage ne peut être que la conjugaison entre un désir d’embellissement et un artiste. « J’avais des idées et j’ai cherché les artistes qui allaient les exécuter. Ça a toujours été ma démarche » précise-t-il. « Avoir un beau tatouage, c’est comme un bijou » renchérit-il. Les maîtres en la matière, reconnus par leurs pairs, sont incontestablement des artistes. « On reconnaît leur main, c’est à dire leur composition, leur utilisation des couleurs, leur trait, leur sujet, ainsi que leur façon de poser leur création sur un corps » dit Anne Richard2. Chacun d’eux a son style de prédilection « Il y a le style Français (un peu graphique), le traditionnel américain, le biomécanic (tel des bras de robot), le japonais (en forme de vagues) » et une multitude d’autres encore qui évoluent au fil des époques et où chacun (tatoueur ou tatoué) peut venir puiser son inspiration. « Car le tatoo, ce n’est pas qu’un dessin sur la peau, c’est une histoire de style », tient-il à préciser.
Figures libres
Groseb aime bien cette citation de Paul Valéry « ce qu’il y a de plus profond en l’homme c’est la peau ». Il comprend ce sentiment de voyeurisme que peuvent éprouver les non-initiés et qui empêche de regarder la création en tant que telle. Une œuvre d’art se définissant par son absence d’utilité, par la subjectivité de sa conception et l’appréciation qu’elle suscite, l’art du tatouage répond parfaitement à cette définition. Et « La décision de se faire tatouer n’est rien d’autre que l’envie de faire l’achat d’une œuvre d’art avec laquelle on entretiendra un rapport intime et durable » (J.M. Lefranc, Art magazine). « Il y a toujours un sens dans l’acte, même si on ne sait pas le formuler », rajoute Groseb. De nos jours, l’artiste tatoueur – qui sort souvent des Beaux-Arts ou d’écoles de graphisme – s’adonne plus volontiers « aux figures libres » qui libèrent la main de la répétition mécanique laissant entrevoir un territoire inexploré où l’imaginaire devient force motrice. En art, dans tous les arts, ce passage est fondamental. Comme en peinture, il existe plusieurs écoles, plusieurs styles qui évoluent au fil du temps et de l’aspiration des clients. Tout le monde n’apprécie pas Picasso dans ses périodes figurative ou cubiste ou Munch avec son Cri. Ce n’est donc pas nécessairement la qualité du trait qui importe mais plus l’idée qui est véhiculée et qui en fait sa richesse. En tatouage, il faut admettre que certaines œuvres, au style bien affirmé, suscitent un vrai intérêt artistique. Le frein à l’acceptation de cet art étant vraisemblablement lié à la nature du support qu’il utilise.
Une société consumériste
La beauté du tatouage, même si elle est parfois difficilement décryptable, et à travers lui l’embellissement du corps, n’est évidemment pas le seul critère qui entre en jeu pour que le futur tatoué pousse la porte de l’atelier. En effet, le corps est avant tout un objet social qui répond à des règles, différentes selon les époques et les civilisations mais toujours présentes dans nos inconscients. Notre société consumériste a quelque peu oublié cette notion fondamentale de la beauté. « De nos jours, beaucoup d’individus, veulent un tatouage comme ils veulent le dernier smartphone quitte à souhaiter le voir disparaître quelques jours après. Élevés aux Mangas depuis des décennies, de nouvelles tendances se dessinent. Les réseaux sociaux – encore eux – ont largement contribué à cette évolution. Plaire, séduire, se rendre désirable font certainement partie des motivations principales qui poussent à donner une image la plus agréable possible de soi, quitte à endurer quelques souffrances. Mais par sa force de créativité, son innovation permanente et ses artistes faisant preuve d’une véritable originalité, le tatouage continue de séduire, et pour longtemps encore.
Alain Lafitte
1 Groseb : Créateur de BODYFIKATION, 90 cours Gambetta, 33400 Talence
www.bodyfikation.com, 09 53 35 04 75
2 Anne Richard : créatrice de la revue Hey ! Spécialisée dans le Moderne art & la pop culture
L’homme d’Ötzi (découvert dans les Alpes italo-autrichiennes) qui a vécu entre 3 350 et 3 100 avant J.-C., serait le premier tatoué connu, même si en Asie comme en Polynésie (auquel on a emprunté le mot « tatau » devenu tatoo) on pratique cet art depuis des millénaires.
Dans les sociétés traditionnelles, les tatouages ne sont jamais une fin en soi, ils accompagnent, de manière irréductible, les cérémonies collectives ou les rites d’initiation, quand ils ne tracent pas, tout simplement, le déroulé de leur vie, tel un curriculum vitae moderne.
Le SNAT (Syndicat national des artistes tatoueurs) a été créé en 2003. Dès cette date, le syndicat a sollicité les instances nationales pour faire reconnaître le statut d’artiste pour les tatoueurs. Près de vingt ans plus tard, le législateur n’a toujours pas franchi le pas au motif que la peau et le corps humain sont des supports éminemment problématiques.
En 2022, le SNAT regroupe environ 1500 adhérents (indépendants ou salons). On estime à environ 15 000 le nombre de tatoueurs, plus ou moins officiels, exerçant en France (selon les données des principaux fournisseurs de produits et matériels