Papier chiffon, papier d'antan
Le moulin de la Rouzique*, un lieu historique de fabrication d’un fort beau papier blanc.
L'industrie du papier est très ancienne en Périgord. Dès le XVIe siècle, de nombreux moulins jalonnent les rives de la Couze, petite rivière qui se jette dans la Dordogne. Au XVIIIe siècle, la commune de Saint-Front en abritait 13. Ils constituent aujourd’hui un site unique d’archéologie industrielle. Ce patrimoine, confié à la SAPPAC**, est en voie de restauration. Le moulin de la Rouzique, le mieux conservé, est transformé en écomusée, géré par l’association Au fil du temps. On peut le visiter, écouter l’histoire de l’industrie papetière, regarder et percer les secrets de fabrication du papier à l’ancienne, en acheter aussi. Claire, une animatrice très compétente du moulin, a reçu L’Observatoire avec enthousiasme.
Les idées voyagent
L’imprimerie se développe au XVe siècle. Pourtant les Chinois connaissent le papier dès le IIe siècle de notre ère. En témoignent des textes bouddhiques visibles au British Muséum. Il y a peu de contact à l’époque entre l’Orient et l’Occident mais les Arabes sont vainqueurs des Chinois à la bataille de Samarkand en 751. Ils transmettent alors les procédés de fabrication découverts auprès des artisans chinois. Trois Auvergnats, partis en croisade en 1270 et faits prisonniers, seront les premiers à mettre en œuvre ces découvertes, à Ambert.
La querelle entretenue par les parcheminiers, qui voient leur métier menacé, va conduire à l’interdiction de l’utilisation du papier pour les documents officiels. Mais le parchemin est définitivement abandonné après l’invention des marteaux mécaniques qui permettent de fabriquer la pâte à papier à grande vitesse. L’industrie papetière est née et se développe en France, jusqu’à 13 moulins dans la vallée de la Couze.
Le papier arrive en Dordogne
Dès le XVe siècle, selon des registres de seigneurie, les premiers moulins apparaissent sur les rives de la petite rivière. Pourquoi ici ? La présence de l’eau est un élément important pour la vie, l’alimentation de l’homme et des animaux. Les activités humaines sont prospères. C’est un moyen de transport, d’irrigation, indispensable pour les activités artisanales : forges, meuneries, moulins.
L’eau de la Couze est pure, ni trop calcaire, ni trop acide, idéale pour la pâte à papier. Son débit régulier et fort permet de faire tourner les moulins. Elle se jette dans la Dordogne, seule voie de communication toujours navigable, acheminant sur les gabarres, marchandises, voyageurs et nouvelles idées vers Bordeaux. Le marché hollandais, où l’imprimerie est prospère, achète beaucoup de papier. C’est l’époque où les Pays-Bas, épris de liberté, sont la terre d’élection et de diffusion d’ouvrages dans toute l’Europe.
Une corporation singulière
Les familles des papetiers ont leur maison aux bornes du village, mais le maître vit près du moulin avec ses compagnons et ses apprentis. Il les loge, les blanchit, les nourrit et mange avec eux. À chaque fête, son plat : coq d’Inde le jour de l’An, porc le Mardi gras, beignets aux Rameaux, carpe le Vendredi saint. Mais qui dit mauvaise récolte, dit repas de misère sanctionnés parfois par une grève. On raconte que « c’est un usage parmi les garçons papetiers de recevoir et de donner assistance aux compagnons passants et de faire contribuer le bourgeois. » Et si les ouvriers boivent, godaillent, s’enivrent, des disputes ou batteries peuvent mener à un arrêt de travail de plusieurs jours. En réalité, ils sont à l’atelier douze à quatorze heures par jour, nuit comprise, dans une atmosphère humide, les pieds et les mains dans l’eau. Mais dès le XVIIe siècle, ils s’organisent pour se défendre et de nouvelles techniques vont améliorer leurs conditions de vie.
C’est la pile qui fait le papier
Des ballots de chiffons blancs s’entassent dans la chiffonnerie, sous la voûte de pierre : draps et chemises, nappes brodées du dimanche, torchons puisés dans les armoires de grands-mères. C’est la matière première pour fabriquer du papier artisanal. Ici, on trie les chiffons par fibres (du lin, du chanvre ou du coton) par qualité (les usés, les fins, les gros…) on enlève les boutons, les coutures, les bourrelets, les broderies et c’est parti pour la première étape vers la pâte à papier : le découpage. L’ouvrier s’installe sur un banc. À l’aide d’une sorte de faux impressionnante, avec un geste sec et répétitif, il découpe les toiles en petites lanières qu’on appelle ici les pétassous. Acheminés dans le moulin, les petits morceaux de tissus blancs sont jetés pendant 2 ou 3 semaines dans le pourrissoir, grand bac en pierre rempli d’eau. Ainsi, ils seront assouplis, pourris et prêts pour le passage dans la pile à maillets. C’est un ensemble d’énormes marteaux de bois, entraînés par une roue à eau géante, qui battent inlassablement le chiffon pour le broyer et isoler la fibre végétale grâce à des pointes métalliques fixées au bout des maillets. L’eau de la rivière circule dans les cuves pour rincer la fibre qui se transforme en pâte. La pile à maillets est efficace certes mais encombrante, bruyante et surtout lente, donc peu rentable : il fallait 30 à 40 heures pour fabriquer 10 kilos de pâte. Aussi, au XIXe siècle, dans les moulins de Couze, on abandonne cette machine archaïque pour la pile hollandaise, un grand bassin ovale, rempli d’eau et de pétassous. Le chiffon est déchiqueté par le passage en continu sous des lames métalliques. Gain de temps (30 kg environ en une journée), pas de passage dans le pourrissoir et amélioration des conditions de travail. On introduit la colle en fin d’opération pour que le futur papier ne soit pas qu’un buvard et permette l’écriture ou le dessin. La pâte, floconneuse, laiteuse, est prête à passer au tamis.
C’est la forme qui fait la feuille
Une forme à papier est un tamis constitué de fils métalliques en cuivre ou en laiton, les vergeures, tendues sur un cadre en bois. On peut y broder en surface un filigrane dessinant par exemple le cachet du moulin. La pâte est versée dans une grande cuve pleine d’eau de la rivière, en quantité variable selon le grammage désiré (poids de la feuille au m2). Inlassablement, il faut brasser le mélange avec une pelle en bois pour qu’il reste homogène. L’ouvrier ouvreur plonge la forme à papier dans le bassin, la retire, répartit harmonieusement les fibres. Par un mouvement de va et vient, il laisse glisser l’eau puis retire la couverte (cadre en bois qui retient la pâte) après quelques secondes d’attente. C’est le coucheur qui prend le relais : il renverse la feuille sur un feutre de laine. Le papier encore humide est enfin fabriqué. On peut recommencer l’opération. Et vont s’empiler les feutres de laine et les feuilles de papier. Quand une porse est fabriquée (100 feuilles), on la place dans la presse pour essorer avant le séchage définitif sur l’étendoir. Il faut un sacré coup de main pour puiser, retirer et coucher la feuille sur le feutre. La qualité du papier en dépend !
Au-dessus de l’atelier, sous une magnifique charpente, des centaines de mètres de cordes tendues sur plusieurs niveaux accueillent le papier, déposé à cheval grâce au ferlet, sorte de T en bois. Des volets verticaux permettent de ventiler le séchoir et de tamiser la lumière. Les feuilles couleur ivoire ondulent au moindre souffle d’air. Après 2 à 8 jours de séchage, elles sont pressées de nouveau pour éliminer le mauvais pli donné par les cordes.
Les animateurs du moulin nous plongent ainsi dans l’univers des maîtres papetiers d’antan. Ils façonnent à la main, comme depuis le XVIe siècle, un beau papier blanc ivoire, élégant, solide pour écrire un poème ou une lettre, pour dessiner ou peindre des aquarelles. Ils sont les passeurs de mémoire, les gardiens d’un savoir faire artisanal ancestral. Les artisans relieurs, restaurateurs de livres anciens, les artistes, les touristes, amateurs ou nostalgiques, peuvent trouver ici leur bonheur, voire en stage, mettre la main à la pâte et fabriquer eux-mêmes leur papier.
Marie Depecker et Hélène Postel
* Moulin de la Rouzique 24150 Couze et Saint-Front
Tél : 05 24 36 16
www.moulin-de-la-rouzique.com
**SAPPAC : Association de Sauvegarde des Anciennes Papèteries et du Patrimoine Archéologique de Couze.