Édito
De l’écran noir sur nuits blanches raconté par Nougaro à la toile illuminée de la salle obscure, il n’y a qu’un pas. Celui qui sépare l’imaginaire solitaire de la création partagée. À l’instar de Gutenberg avec l’écrit, les frères Lumière ont révolutionné le spectacle en le démultipliant à l’infini. Du jour au lendemain, l’œuvre vivante est sortie du corset de l’unité de lieu et de temps pour s’offrir à la portée de tous. L’entrée en gare du train à La Ciotat et l’Arroseur arrosé, Ève et Adam du Septième Art ont donné lieu à une incommensurable descendance faisant du cinéma, à l’instar de l’électricité ou de l’informatique, une des heureuses révolutions majeures de l’histoire humaine.
Longtemps, le film fut au centre d’un cérémonial. Près d’un quart de siècle après son effacement, l’émission La dernière séance reste une des dernières traces archivées de ce que représenta la salle de cinéma jusqu’à la naissance des multiplexes. En l’occurrence, un lieu de spectacle, de convivialité, de retrouvailles, avec son cérémonial parfaitement organisé : actualités, court-métrage, bandes annonces, entracte « bonbons, caramels, esquimaux, chocolats » et... film. En version française évidemment, permettant à Gary Cooper, Burt Lancaster et parfois, John Wayne, de s’exprimer avec la voix de Jean Martinelli, Vivian Leigh, Doris Day, Marilyn Monroe avec celle de Claire Guilbert.
Et puis, vinrent ces mauvais garçons des Cahiers du cinéma, bien décidés à remettre le cinéma à sa place, celui d’un art. Et dès lors, on en vint à sublimer la version originale, la V.O., reléguant le doublage dans les limbes de l’inculture. En même temps, quelques-uns des plus grands auteurs, qui restaient à venir, acquirent leur propre culture cinématographique en s’essayant à la critique, évidemment féroce, des films passant à portée de leurs griffes. Ainsi surgirent les Godard, Truffaut, Rivette, Rohmer, Chabrol qui firent naître le « cinéma d’auteur » lequel perdure aujourd’hui quitte à faire oublier le rôle éminent d’un bon scénariste dans l’élaboration d’un projet filmique.
Et puis, après la naissance des multiplexes, ces usines à projection souvent dépourvues d’âme et qui sont au ciné de quartier ce que sont les hypers par rapport aux épiceries fines, le cinéma a subi une nouvelle révolution : celle du numérique. Avec ses aimables côtés, élevant tout possesseur d’Iphone ou de Galaxy en réalisateur potentiel. Quelques rares créateurs résistent qui, à l’instar des Quentin Tarantino, Mia Hansen-Love, Louis Garrel, Dennis Hauck, Aki Kaurismäki, continuent, chaque fois qu’ils le peuvent, à user de la pellicule, plutôt que des gigabits. Parce que l’utilisation du film oblige à plus de rigueur que le numérique, mais surtout permet au directeur de la photo d’exprimer des nuances que le fignolage informatique n’autorise pas. Avec ses imperfections, la pellicule détient, non seulement un grain, une lumière et une ambiance uniques, mais aussi un peu de l’artisanat qui présida à la naissance de l’art cinématographique. Fut-ce à partir de l’écran noir dans les nuits blanches.
Jean-Paul Taillardas