Une naissance bordelaise

ArianeGroup
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Une technologie conçue pour la fabrication de certaines parties de missiles est utilisée pour des applications bien différentes.

 

Aujourd’hui, dans le monde, lorsqu’un avion freine il est fort probable que c’est grâce à un matériau mis au point dans la métropole bordelaise.

 

Où tout a commencé

En juin 1959, le général de Gaulle, de retour aux affaires, décide que la France doit se doter d’une force nucléaire nationale de dissuasion, Elle comportera des bombardiers et des missiles balistiques à longue portée. Bombardier et missiles emportant une arme nucléaire. Ces missiles seront constitués de propulseurs à propergol solide, à poudre dans le langage des spécialistes.

L’Aquitaine, qui possède de grands espaces et où sont implantées des industries aéronautiques et militaires, est choisie pour implanter un complexe industriel et étatique capable de mener à bien une partie des études, de la réalisation et des essais des missiles balistiques. D’autant, qu’il existe à Saint-Médard-en-Jalles, une Poudrerie nationale (PNSM) capable de réaliser des blocs de propergol solide de grandes dimensions nécessaires aux missiles balistiques, .Entre 1961 et 1969, l’État et plusieurs sociétés industrielles vont implanter autour de la PNSM, de nombreux établissements spécialisés.

 

Carbone-carbone

Les missiles de la première génération, mis en service en 1971, emploient souvent des matériaux classiques lourds et souvent de mise en œuvre délicate. Il en est ainsi des tuyères des différents propulseurs qui utilisent du tungstène, métal de forte densité et difficile à fabriquer. La tuyère est l’organe qui transforme l’énergie thermique apportée par la poudre quand elle brûle en poussée, c’est le véritable moteur.

Il apparaît très vite que le carbone peut remplacer avantageusement le tungstène car bien plus léger et tenant bien à des températures de plus de 2 500 °C au cœur du propulseur en fonctionnement. Mais il casse facilement, aussi est-il nécessaire de l’armer. « À cet effet, précise Pierre Bétin, ingénieur puis directeur technique de la SEP au Haillan de 1969 à 1984, nous avons constitué et entretenu un réseau de partenaires scientifiques : Universités, CNRS[1], CEA[2], et de partenaires technologiques complémentaires. Ce fut une démarche résolument adoptée dès la création de la SEP et amplifiée depuis lors. » Les fabrications des premières pièces font appel à des empilages de tissus de fibres de carbone imprégnés d’une matrice de carbone qui vient remplir les interstices et densifier le tissus, d’où l’appellation de matériau carbone-carbone.

Mais la crainte que l’on risquait un jour un délaminage dans une pièce en carbone-carbone entre deux couches de tissus préoccupait Pierre Bétin, 

Un samedi il est invité à déjeuner chez son chef de laboratoire qui lui fait découvrir sa passion : la construction dans l’espace de choses un peu bizarres. Lui les imagine et son épouse les réalise, « À partir de fils certes, mais le plus souvent en entrecroisant de façon subtile des spaghettis. Une construction devait tout particulièrement retenir mon attention. Elle utilisait quatre directions : les quatre diagonales d’un cube. Ce que la postérité nommera 4D. Sa construction semblait aisée, son intérêt évident : pas de plan faible et une intercommunication intérieure qui permettrait vraisemblablement de procéder à une densification facile. Dès le lundi matin […], nous décidions de faire du 4D en carbone ! À l’aide de baguettes que l’on entrecroiserait et d’une nouvelle densification à définir ! » Une licence acquise auprès d’une PMI américaine pour la densification est exploitée avec succès. « Un an après, les premiers blocs en 4D étaient disponibles. Évidemment c’est cher. Mais c’est un produit à toute épreuve  » Dès lors toutes les tuyères des missiles balistiques utiliseront du carbone-carbone 4D.

 

Freiner carbone

Soucieuse de diversifier ses activités la SEP se lance dans le freinage de mobiles. Pierre Bétin en est chargé. « À la SEP, nous avons pris langue avec quelques pilotes de course : […] Keke Rosberg, puis un jour avec Niki Lauda et Alain Prost qui étaient pilotes chez Mac Laren. Nous avons passé un contrat de 5 ans où nous apportions les disques de frein carbone, ils les essayaient et nous disaient immédiatement comment ils les avaient trouvés, mieux thermiquement, mécaniquement, freinage plus dur, plus mou, etc. Ils nous ont beaucoup aidés à mettre au point le freinage carbone.

Dans le même temps Pierre Bétin se rapproche de la société Messier [3], qui a entrepris depuis quelques années déjà d’alléger les freins d’avions qu’elle fabrique, pour lui proposer de faire des essais avec des tissus carbone-carbone. Les résultats sont concluants. Dassault accepte qu’on équipe un Mirage F1 et ça marche. Dès 1978, le freinage carbone est qualifié sur Mirage 2000.

Dès que le choix de Dassault est connu Airbus souhaite également adopter cette solution pour ses avions. Mais ce nouveau marché potentiel amène la SEP à s’interroger sur ses capacités de production et de coût. Il lui faudra passer de une à 10 tonnes de carbone par an à plus de 100 tonnes ce qui réduirait le prix de 10 KF à 3 KF, somme jugée encore trop élevée par Airbus. Une innovation technique est indispensable. Pierre Bétin réunit alors son équipe pour lui dire « […] je vous demande pour le freinage Airbus d’imaginer un carbone-carbone sans tissus et sans résine que l’on puisse densifier sans outillage. Il s’est dit : « ça y est, il est devenu complètement fou »… et oui il fallait de la folie. ! » Un jour un des ses collaborateur lui présente dans son bureau un échantillon original de texture qu’il appelait non tissée, qui répandait de la poussière et qu’il commentait de la manière suivante :

     « — Avez-vous déjà visité une usine de fabrication de moquette ?

      Vous salissez ma moquette mais je n’ai jamais visité d’usine de ce type,

      Savez-vous que ce sont des textiles non tissés ?

      Ca m’intéresse, non tissés veut dire qu’il n’y a pas de tissus ?

      Non, ça ressemble à ça,

      Mais c’est vraiment affreux,

      Et pourtant si on arrivait à partir de cela à lui donner un peu de tenue mécanique on pourrait le mettre dans un four, voir si on peut le densifier et avoir un carbone-carbone pas cher. Pour le compacter je pense à cela :

Il avait apporté une espèce de planche de fakir avec des aiguilles.

      Si je compacte ce non tissé à l’aide d’aiguilles en faisant passer le fil perpendiculairement au plan, cela peut l’armer et lui donner une certaine tenue…

Et nous sommes arrivés à ce que l’on a appelé le Novoltex, nouvelle texture non tissée et aiguilletée que l’on peut mettre dans un four sans outillage et qui en raison de sa grande porosité est densifiée très rapidement d’où un nouveau carbone-carbone. Je m’attendais à des propriétés mécaniques déplorables, elles n’ont pas été mauvaises et se sont avérées suffisantes pour le freinage. Ce qui fait que dès 1985 nous étions qualifiés pour le freinage Airbus avec du carbone-carbone Novoltex. Dès 1985 nous constituions une société filiale appelée Carbone Industrie capable de fabriquer 100 tonnes par an de carbone-carbone Novoltex pour le freinage. Bien sûr, sans attendre, nous avons fait bénéficier Dassault et la Formule 1 de ce progrès économique qui, en gros, amenait le prix au kilo à en environ 1 KF seulement. »

Aujourd’hui, la société Messier détient 55 % des parts du marché mondial des freins d’avions. Aux USA BF Goodrich, qui appartient au groupe United Technologies, à qui la France a vendu la licence du Noveltex, produit un carbone techniquement voisin. Aussi, quand on freine « carbone » de par le monde on peut dire qu’il s’agit d’une technologie bordelaise

 

Roger Peuron


[1] Centre national de la recherche scientifique

[2] Commissariat à l’énergie atomique

[3] Devenue Safran Landing Systems