Embarquer sans prendre la mer

Le filet du pêcheur reconnu au patrimoine culturel immatériel national
Le filet du pêcheur reconnu au patrimoine culturel immatériel national

Dans le quartier émergent de Bacalan, derrière les bars branchés et les restos rock, une petite troupe d’épicuriens prennent grand soin de leurs cabanes de pêcheurs. Regard sur les carrelets citadins.

 

 

 Par Dominique Galopin

Les photos de carrelets sont de D.Sherwin-White et M. Depecker

Berges de la Garonne, terminus du tram B, prélude d’un voyage inattendu. Au bout de la rue, une grille vieillie s’ouvre sur le village préservé des carrelets bordelais, une vingtaine de cabanes installées du Pont Chaban-Delmas à Ambès qui appellent à l’harmonie et au partage.

 

MARTIN, PK 6570, OCC.13369

La quiétude s’invite dès les premiers pas dans cette vaste clairière de huit hectares où pousse une forêt légère faite d’aulnes et de saules. Les premières cabanes se devinent derrière des pontons protégés d’une porte en bois rudimentaire, toutes affichant ces mêmes codes : Nom, kilomètres, chiffre.

Tout ici est inhabituel. Ordinairement ce sont les voies navigables qui gèrent le domaine occupé par les carrelets. Or ici en zone citadine, c’est le Grand Port Maritime de Bordeaux qui a la main sur la gestion du fleuve allant du Pont de Pierre à Ambès.

Ainsi se justifient les éléments des pancartes : Nom du locataire, nombre de kms distant depuis le Pont de Pierre et numéro du carrelet ; ce qui donne « Martin, PK 6570, OCC.13369 ». Le Port est propriétaire de l’espace et le locataire signe chaque année un bail renouvelable, sachant qu’il peut être amené à partir du jour au lendemain avec obligation de démonter l’installation et laisser le terrain nu. Le prix moyen s’élève à 350 euros par an. Il arrive parfois qu’un locataire cède son carrelet ; dans ce cas la valeur ne porte que sur la quantité de bois employé, sachant que le port exige que seul le bois de récupération soit utilisé pour la construction.

 

Faire sauter les crevettes

Si le pittoresque carrelet doit son nom au filet de pêche de trois mètres sur trois, il n’est plus guère la raison majeure de son occupation. Pourtant l’anguille frétille toujours et les crevettes volètent aisément dans les balances, éprouvettes de taille moyenne que l’on balance à bout de bras dans l’eau afin de les appâter. Mais le fleuve, soumis aux inévitables marées, est bien peu profond à cet endroit et n’est généreux qu’aux forts coefficients.

En revanche, les carrelets sont des refuges uniques pour trouver la quiétude et le délassement, déguster ensemble de bons repas gascons et surtout créer du lien. Il n’y a pas d’eau, pas d’électricité, pour éviter toute tentative d’installation définitive, mais une vieille cuisinière qui attend sa bouteille de gaz amenée provisoirement, prête à faire sauter les crevettes ou autres omelettes. L’hiver, quand la nuit tombe tôt, les loupiotes solaires guident les hôtes munis de leur lampe frontale. On a même vu et entendu de joyeux réveillons de fin d’année.

 

Conscience aigüe de l’environnement

Cette situation géographique, unique au cœur de la ville rend extrêmement sensibles les occupants à la préservation des milieux et des ressources. Ainsi Frédéric Saos (lire par ailleurs) n’a pas hésité à prendre des cours de saponification pour créer un savon biodégradable utilisable sur le carrelet. Ancien moniteur fédéral de plongée et grand chasseur sous-marin, il n’hésite pas à considérer que les eaux de la Garonne n’ont jamais été aussi propres qu’aujourd’hui.

Pas jaloux de leur insularité, les pêcheurs ont aussi souhaité partager leur passion pour une plante rare et endémique de l’estuaire. En créant chaque printemps la Fête de l’Angélique, ils sensibilisent les visiteurs à détecter et protéger ses longues hampes poussant sous les frondaisons. Quasi disparue dans les années 1980, elle est devenue plante protégée au niveau européen. Un précieux témoin du patrimoine bien à l’unisson des carrelets.

Dominique Galopin

  

Frédéric Saos est le trésorier de l’association des amis du carrelet 6570 de Bacalan. L’aventure a commencé en 2013 quand Vincent Maurin – par ailleurs actuel maire adjoint du quartier Bordeaux maritime –, a l’idée de « racheter » un carrelet à l’état pitoyable, tout étant à refaire. Trois amis, dont M. Saos, le remettent sur pied, ne pouvant prévoir que deux ans plus tard, il allait brûler en totalité. Il fallut deux longues années pour le reconstruire, avec cette idée de créer une association pour une utilisation collective par ses membres, résidant obligatoirement dans le quartier. Objectif : sauvegarder le patrimoine, pêcher, entretenir le lien social. Aujourd’hui, forte de cinquante membres, l’association ouvre ses portes aux écoles, c’est elle aussi qui a eu l’initiative de la Fête de l’Angélique.