Edito

Rentrée, une de plus. Cette fois, nous voilà aux prises avec la vitalité des deux fleuves girondins ; ou plutôt avec quelques fragments de leurs géographies. Celles qui, deux fois par jour, sont l’impuissant témoin de la lutte entre l’eau descendue des montagnes et la furie maritime des « chevaux de la mer » que chantait Ferré sur des paroles du Bordelais Caussimon. 

Cette magnitude invulnérable de l’Atlantique, manifestée si loin de l’embouchure, tant sur la Dordogne que sur la Garonne n’est pourtant un objet de fascination que pour les pêcheurs, les marins et les planchistes. Les promeneurs qui baguenaudent sur les quais de Bordeaux sont moins touchés que les poètes par le signe de ce bouillonnement conquérant. Il est vrai que, selon les heures et les saisons, le marnage est, à Bordeaux, plus ou moins théâtral. On n’est pas dans la baie du Mont Saint-Michel, même si, lorsque sonne le moment des équinoxes, l’alarme du mascaret vient rappeler que le dieu Neptune est bien la divinité régnante sur la planète bleue même si celle-ci se nomme… Terre et pas Océan. 

Cette remontée d’eau saumâtre rabat le caquet de nos deux grands cours d’eau et leur prouve qu’il n’est nulle force qui soit invincible. Pourtant, pendant des dizaines et des dizaines de lieues, ils règnent en divinités. À tel point qu’entre Agen et Marmande, le fleuve venu d’Espagne est bien plus qu’un cours d’eau. Il est une personne. Un être vivant. L’Agenais Michel Serres n’était pas le dernier à l’interpeller, ainsi quand il allait « saluer Garonne ». Par ses excès légendaires, par le paysage qu’il marque, par l’obstacle qu’il constitue, mais aussi par sa richesse alluviale, le grand fleuve s’inscrit tellement dans la vie de la vallée qu’il est devenu un être à part entière ; il a même sa plaque, Rue Garonne, à Agen, comme une gloire locale. Preuve que sa prégnance reste inscrite dans la mémoire commune de la vallée, quand bien même le temps n’est plus, c’est tant mieux, des immenses et mortelles crues.

 

Curieusement, arrivant dans notre département avant de rencontrer la Dordogne et de devenir Gironde la belle Aranaise a perdu cet affect respectueux. Sans doute parce que son eau se métisse en panachant ses argiles d’eaux pyrénéennes et du Massif Central avec le flot salé remonté par la force océane. La Dordogne, dont la relation avec les domaines qu’elle traverse est plus apaisée, n’a pas eu droit à cette relation quasi charnelle avec les terriens qui demeurent sur ses rives : elle participe à la beauté de ses alentours plus

qu’elle ne les inquiète et reste un élément du paysage, vénéré faute d’être craint. 

Et la marée dans cette histoire ? Elle n’a pas, comme souvent sur les rivages maritimes, une influence décisive sur notre climat. Nul Bordelais ne pense à regarder les horaires du flot, du jusant ou de l’étale, avant de sortir sur les quais et de choisir entre chapeau de soleil et parapluie. 

De même, parce que contrairement aux Anciens, nous avons perdu le sens des symboles, nous ne prêtons pas garde à ce beau signal qu’envoie la marée, toutes les 12 h 25. Non point celui, lassant, ennuyeux de la régularité définitive des faits naturels. Mais au contraire, l’affirmation que n’est jamais acquis, ni à l’homme, ni aux éléments naturels. La preuve en est deux fois par jour pour nos fleuves. Leur triomphe dans la bataille de l’océan contre l’eau douce est en effet réversible, sans cesse gagné, sans cesse perdu. Garonne et Dordogne, petits fleuves à l’échelle de la planète feignent de surclasser la force atlantique alors même que c’est elle qui se retire et leur laisse la place. Mais qu’importe. Avec une exagération méditerranéenne, les Girondins ont inventé le terme d’Entre-Deux-Mers afin de prétendre que, loin des abysses maternels, l’Atlantique enserre de ses griffes une portion de terroir viticole. Petite victoire. Entre ces deux présumées mers, c’est bien le terroir qui l’emporte, pour le plaisir des gourmets sinon celui des marins.

Jean-Paul Taillardas