Un aventurier si discret

Jeune septuagénaire, Jean-Louis se retourne, encore étonné, sur la longue aventure de sa vie professionnelle et personnelle.

 

Jean-Louis n'a pas traversé l'Atlantique à la rame ni escaladé l'Everest mais si prendre des risques dans son entreprise, réaliser ses projets avec passion, tenir le cap de ses engagements, c'est une forme d'aventure, alors oui, il est l'aventurier d'un quotidien peu banal.

 

Libre et déterminé

« Je suis né dans la campagne cauchoise mais le ciel et l'eau m'ont toujours plus attiré que la terre. Mon père, compréhensif, n'a pas cherché à me retenir à la ferme familiale. Partir de chez moi, apprendre sur le tas, travailler dur, cela ne me faisait pas peur. J'ai renoncé à mon rêve inaccessible : être pilote d'avion et à 13 ans ½, je suis devenu apprenti boucher-charcutier. Dur atterrissage, j'ai alors vécu trois années difficiles pour ne pas craquer face aux brimades d'un patron violent. Que serais-je devenu si, à ce moment-là, grâce à Jean, mon cousin et colocataire, je n'avais pas découvert l'émerveillement de la lecture ? J'ai commencé à dévorer, grappillant le moindre petit moment pour voyager avec Hugo, Flaubert, Steinbeck... À 17 ans, diplôme en poche, j'ai travaillé mais devant les abus d'autorité de mon nouveau patron, j'ai osé me rebeller. Avant de partir, sans colère, je lui ai déclaré qu'on ne me parlerait plus ainsi et que le respect devait être réciproque. Je le pense encore et j'y ai toujours veillé dans mon entreprise. Je n'avais qu'une envie, apprendre, engranger des savoirs pour être polyvalent. J'étais très à l'aise avec le travail manuel s'il était nourri de créativité. Alors, j'ai fait mon Tour de France en multipliant les expériences : traiteur, boulanger, pâtissier, cuisinier. C'est lors d'un de ces stages que j'ai rencontré Josée, la fille du patron, qui allait devenir ma femme et me soutenir – grâce lui soit rendue ! – dans mes plus folles entreprises... Mais avant de l'épouser, j'ai dû obtenir de son père l'autorisation de lui écrire d'Allemagne où je faisais mon service militaire. J'attendais fiévreusement les permissions de 48 h et j'en passais 27 au volant de ma 2CV, déposant les copains au fil du trajet, pour voir ma dulcinée pendant une heure ! Nous nous sommes mariés à 21 ans, dès mon retour d'Allemagne.

 

Pragmatique et passionné

J'ai eu la chance de trouver l'amour et le travail dans la même maison dont la renommée s'étendait au-delà du canton de Fécamp « Dézert, de l'entrée au dessert »

On y œuvrait en famille, parents, filles, gendres de 5 h du matin à 20 h, 6 jours ½ par semaine l'été, 5 jours ½

(seulement !) l'hiver. Mais je m'accordais toujours une parenthèse de lecture, d'écriture ou de musique.

Un jour, à 23 ans, je suis allé rôder à l'aéroclub de Saint-Valéry. « Et pour apprendre à piloter, on fait comment ? »

ai-je demandé innocemment. « Si vous avez votre permis de conduire, pas de problème, quelques heures avec un moniteur et ça ira » Ô temps béni des seventies ! Pas d'avions sophistiqués, de l'essence détaxée, une réglementation basique, des heures de vol à un prix raisonnable, pendant 8 ans, j'ai passé tous mes dimanches après-midi dans les airs. Je vivais enfin le rêve que j'avais cru impossible ! Comme les autres pilotes du club, j'assurais régulièrement ma « corvée » de baptêmes de l'air. J'ai même fini par acheter mon coucou personnel mais Josée et nos trois filles commençaient à se lasser de m'attendre en bout de piste... Alors, j'ai troqué l'avion contre un bateau et mes émotions solitaires contre des réjouissances familiales : balade côtière, baignade, pêche, ski nautique.

Mais les vacances d'été étaient fécampoises à cause des touristes à régaler et des employés qui, eux, partaient.

L'entreprise avait été restructurée et j'avais racheté la partie « détail ». Nous avons été jusqu'à 20 à y travailler et je mettais à profit les congés pour remplacer moi-même les collaborateurs absents et ainsi redéfinir chaque poste.

Je crois à l'exemplarité de la compétence et au respect qu'elle génère, même si, chez moi, l'ambiance était familiale et bienveillante malgré mon niveau d'exigence. Je n'ai jamais connu aucune démission et j'ai mis mon honneur à former une cinquantaine d'apprentis comme j'aurais voulu l'être moi-même. À mes yeux, il n'y avait pas « le personnel » mais un ensemble de personnes qui concouraient à la réussite générale. J'étais souvent leur confident et il m'est même arrivé de faire, bien malgré moi, des heures de médiation conjugale ! Je trouvais encore un peu de temps pour les instances professionnelles, tout cela pendant près de 40 ans, avec des hauts et des bas,  des combats, des soucis mais aussi le sentiment du devoir accompli dans la sincérité. La soixantaine approchant, s'est posé l'épineuse question de l'avenir de la maison Dézert. Malgré tous mes efforts, je n'ai pas trouvé de repreneur “une affaire atypique, trop importante, il faudrait garder le personnel ! Trop risqué avec la concurrence des supermarchés ! ” m'a-t-on dit. La mort dans l'âme, j'ai dû vendre les murs à une banque et accompagner mes employés vers la retraite ou une reconversion. 13 ans après la fermeture, ils nous témoignent encore estime et affection. L'un d'eux me rappelait l'autre jour « vous souvenez-vous du pâté de dahu que vous aviez imaginé pour le 1e avril ? On bossait beaucoup, mais on savait rigoler ! »

Ma vraie réussite, c'est celle-là...

 

Sensible et engagé

Malgré le travail si chronophage, Josée et moi avions le souci des autres. Touchés par le drame des boat-people, nous avons souhaité adopter un de ces malheureux puis renoncé devant les difficultés administratives. Nous avons alors choisi de nous occuper le week-end et les vacances d'enfants d'un foyer d'accueil voisin. “Voici Pascal qui a dix ans ” m'a présenté le directeur. Est arrivé à sa suite, un petit de trois ans, marchant mal et parlant à peine “c'est Paul, son frère, mais il a trop de problèmes” “raison de plus pour l'aider, je viendrai les chercher chaque samedi” ai-je dit. Cela a duré cinq ans et au contact de nos filles, ils ont progressé et se sont épanouis. J'ai acheté un break DS de sept places pour promener tout le monde. Pascal et Paul n'étaient pas peu fiers ! Un matin d'hiver, la sonnette a retenti et, ahuris, nous avons découvert devant la porte, une douzaine de gamins en chaussons et pyjama conduits par nos protégés. Suite à un incident au foyer, ils avaient tous décidé de venir vivre chez nous !

Nous les avons réchauffés d'un chocolat et, le cœur gros, ramenés dans leur établissement en tentant d'obtenir des améliorations de leur quotidien. Récemment, Pascal et Paul sont venus déjeuner avec femme et enfants “chez vous, nous avons appris ce qu'était une famille normale et c'est ce qui nous a permis de fonder la nôtre” nous ont-ils confié. Quelle récompense pour nous qui n'en cherchions pas. Plus tard, c'est Tojo, un jeune Malgache qui passera dix ans chez nous, après son bac. C'est une promesse que j'avais faite en 1985 à Jocelyn son père, alors étudiant à Rouen et ami de notre fille aînée. Jocelyn et sa famille de retour à Tana, je corresponds régulièrement avec eux, puis plus de nouvelles. J'angoisse car mon ami avait été condamné à mort, comme opposant politique par le précédent régime, alors, je prends l'avion pour l'île rouge. Par l'intermédiaire de religieuses, je vais finir par retrouver Jocelyn qui me racontera des aventures rocambolesques. Mon insatiable curiosité m'amène à passer deux semaines à découvrir le pays si pauvre, si divisé entre l'autorité religieuse et le régime tribal.

À l'époque, le roi, pour garantir une forme de paix, épouse 12 femmes, une par tribu. La famille de Jocelyn se prétend d'ailleurs de sang royal, ce qui rend son fils Tojo réticent à partager les occupations domestiques mais c'est un garçon charmant et un étudiant sérieux. Il enchaîne deux masters d'informatique et je le vois déjà ingénieur dans son pays mais il a pris goût au confort occidental et choisit une autre voie. Il nous est reconnaissant au-delà du raisonnable et l'exprime dans un poème touchant de sincérité sinon d'objectivité ! Nous avons beaucoup donné et beaucoup reçu dans ces années de partage et d'activité intense mais même aujourd'hui, dans une vie plus facile, je porte encore en moi cette phrase de Victor Hugo, dans 93 “ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent, ce sont ceux dont un dessein ferme emplit l'âme et le front” »

 

 

Claudine Bonnetaud