Édito
« Ce qui demeure dans l'homme lorsqu'il a tout oublié, c’est la culture » affirmait Édouard Herriot. Phrase célèbre mais qui cache une vérité plus crue : quand l’oubli a édulcoré le superflu, ce qui surnage du fatras de la mémoire, ce sont surtout les souvenirs, culturels ou triviaux, les plus amènes comme les pires, les nécessaires comme les accessoires, les futiles comme les décisifs ; ceux qu’il est réjouissant de revivre par la pensée, comme d’autres que l’âme préfèrerait…oublier.
Entre la mémoire et les souvenirs, la frontière est donc aussi mouvante que ténue. La première est bâtie d’accumulations de faits, de sensations, de connaissances, ingurgitées ou involontaires ; les seconds sont le fruit de choix, souvent subis, car tamisés par le cortex cérébral. La mémoire peut, dès lors, se targuer de fournir le matériau impalpable qui va alimenter les souvenirs. Ainsi, ces deux mots l’un singulier, l’autre pluriel, qui nourrissent l’imagination, n’empruntent qu’à une seule et même source, le passé. Et, comme chaque parcours de vie est unique, chacun dispose de sa propre mémoire, de ses propres souvenirs. Lesquels prendront importance et résonnance dans les faits, actes et pensées qui surviendront ensuite ouvrant un champ infini d’interrogations : tenir sur un vélo ou sur des skis, passer les vitesses de sa voiture ou planter un clou sans se taper sur les doigts relèvent-ils de la seule mémoire ou de la gestuelle ? Parler une langue étrangère, écrire un roman, peindre un paysage, ressortent-ils de la connaissance ou de l’imprégnation ?
Les psys, tout comme les spécialistes du cerveau ou du comportement, n’en auront jamais fini d’effleurer ces mystères tant ils en ont encore à découvrir. Qu’en est-il de la théorie des « Faux souvenirs » qui défraie périodiquement la chronique ? Ou encore des débats sur l’inné et l’acquis ? Car, peut-être que, dans le 0,1 % d’ADN qui caractérise chaque humaine, chaque humain existe une mémoire atavique contre laquelle il n’est pas possible de lutter. Mais l’abîme qu’ouvre la prise en compte d’une telle théorie paraît, pour l’heure, infranchissable. Comme le reste aussi la somme des ignorances face aux mystères des maladies qui affectent le cerveau.
Entreprendre un numéro intitulé Mémoires est donc plus ambitieux et moins facile que pourrait le laisser croire la masse de sujets qui ont émergé à l’heure de réfléchir au contenu de cet Observatoire. La facilité aurait été de laisser chacune, chacun puiser dans ses souvenirs pour reprendre des histoires d’antan. Nous avons préféré sortir de l’étroit espace des mémoriaux personnels. La rédaction de L’Observatoire a donc priorisé l’explication, le documentaire, le témoignage. Et en se souvenant qu’on ne peut pas comprendre aujourd’hui, qu’on ne peut envisager le futur, sans accepter la mémoire et les souvenirs pour ce qu’ils sont aussi : une nécessité pour penser à demain. Et s’y préparer. Surtout quand on a tout oublié.
Jean-Paul Taillardas