La baraque de ma mère
Une enfance paysanne dans le Mérignac des années cinquante
Ghislaine avec ses parents devant la baraque et dans le jardin(photos de famille)
Ghislaine vivait rue du Jard à Mérignac, dans la banlieue bordelaise. Au bout de la rue, les vaches occupaient une grande prairie : le lait, les yaourts étaient livrés chaque matin. Un grand champ, laissé à l’abandon, côtoyait sa maison surnommée la baraque et en face, un pré, envahi de ronces et de lierre, abritait quelques arbres fruitiers. Dans les années cinquante, à Mérignac, c'était encore la campagne. Ghislaine se souvient :
« Notre maison était construite sur un sol en terre battue (la chape béton, inconnue au bataillon, trop chère) ; la nuit, nous entendions les rats gratter sous le plancher, le rat était une des terreurs de mon enfance ! Abrités certes, mais avec un confort minimum : la salle de bains n’existait pas ; la toilette se faisait au gant, à l’évier, à côté de la cuisinière au charbon. Le dimanche, la baignoire en fer était de sortie, remplie par des bouilloires d’eau chaude et toute la tribu de mômes y passait. Mais c’était déjà un progrès d’avoir l’eau de la ville, installée seulement en 1956. Jusqu’alors, l’eau était puisée dans le puits. Les toilettes, dans un coin de jardin, peuplées de grosses araignées noires étaient un lieu d’aisance limitée ! Mais le compost était assuré. »
« Mais maman, tu vivais au Moyen-Âge » s'exclame le fils de Ghislaine.
Écosser, éplucher, plumer
« Le jardin devant la maison était consacré à la culture de légumes et le désherbage faisait partie du quotidien des mômes, activité troublée par l’apparition des courtilières, insectes ravageurs du potager.
Mais quel plaisir de ramasser radis, salades, haricots verts, de cueillir les fraises, goûter les petits pois ; mais pas question d’utiliser l’eau de la ville. Le puits, source d’économie y pourvoyait. Les seaux d’eau étaient remontés à la chaîne puis transvasés dans l’arrosoir. C’était lourd à transporter, notamment quand il fallait donner à boire aux animaux à l’autre bout du terrain voué à l’élevage : poules, canards, pigeons et lapins. Une activité à laquelle toute la maisonnée était tenue de participer ; à savoir nettoyer les cages, changer la paille, ramasser l’herbe pour les lapins, qui dans les fossés, qui dans les prés.
Notre table était donc alimentée par de bons produits fermiers. Et bien sûr, nous, les enfants, participions aux préparatifs des repas. Écosser, éplucher, laver les légumes mais aussi, plumer les volailles qui représentait pour nos petites mains une opération délicate. La vente de la volaille, des lapins voire de canaris rapportaient quelques deniers pour aider à financer le quotidien.
Il n’y avait pas de réfrigérateur donc le puits était utilisé l’été pour garder au frais le beurre mais aussi la bière et la limonade. Des blocs de glace nous étaient livrés par un camion que l’on appelait la « glacière ». Sinon les aliments étaient confiés au garde-manger mais il ne subsistait pas beaucoup de restes ! Bien sûr, la machine à laver ne faisait pas partie des meubles. La lessiveuse juchée sur la gazinière (gaz en bouteille) décrassait les draps qui étaient ensuite brossés et rincés au puits. L’eau de la ville était ainsi économisée !
Pour téléphoner, nous avions recours à un voisin pour appeler le docteur qui allait alors fréquemment chez les malades.
Nous n’avions pas de voiture. Les déplacements se faisaient à pied, à vélo, en bus. Les dimanches ensoleillés on partait avec le panier garni, poussette à la main et on marchait vers les Pins de Justine via Capeyron, Le Grand Louis, La Forêt. Arrivés sur les lieux, il fallait regarder où l’on mettait les pieds, faire attention aux fondrières remplies d’eau noire, et regarder autour de soi, une présence éventuelle de chasseurs étant fort possible. Après le pique-nique, au travail ! Remplir les sacs de jute de pignes pour allumer la cuisinière, transportés sur la poussette. Puis au sortir de la forêt, nous gagnions les champs environnants pour cueillir au couteau des « grooms », plantes aux feuilles grasses pour les lapins. Ce qui nous a valu quelquefois des mésaventures avec les propriétaires des lieux qui nous accusaient de voler l’herbe de leurs vaches.
La radio sur le buffet
Parallèlement à cette vie rurale, Mérignac se transformait. Les HLM commençaient à montrer leur nez, nommés « les cages à lapins » par ma paysanne de mère. Mais moi, j’enviais mes copines de classe qui grimpaient des escaliers, qui avaient toilettes, douche, frigo, machine à laver et même la télévision. Chez nous, le poste radio TSF trônait sur le buffet de la cuisine : on écoutait chaque jour le jeu des mille francs et le dimanche les chansonniers du Théâtre de Montmartre qui nous faisaient rire. Le jeudi, j’allais chez la voisine regarder les feuilletons Rintintin, Aigle Noir, Thierry la Fronde. Elle travaillait comme femme de ménage chez des Américains à Caudéran et me ramenait des bandes dessinées, des jouets (cow-boys, indiens, soldats de plomb…). Dans mon imaginaire de petite fille, les Américains étaient des héros qui avaient sauvé la France mais appartenaient forcément au monde des riches et représentaient le progrès, le futur.
Parallèlement, une autre réalité se faisait jour : Jean-Pierre, le fils de ma voisine est parti faire son service militaire en Algérie en 1960, lors des « évènements », comme on disait à l’époque. Permissions refusées successivement pour raisons militaires, l’attente de son retour fut longue et pleine d’angoisses.
Blousons noirs
Les conversations se focalisaient aussi sur les gitans qui campaient quelques semaines à l’autre bout de ma rue dans le parc de Bourran, propriété des Gasqueton. Les femmes faisaient du porte à porte pour vendre leurs dentelles et devant le refus sec de ma mère, elles nous jetaient des mauvais sorts. Je me tenais sur mes gardes, ne sachant trop s’il fallait y croire. À l’épicerie Laguna, les mêmes étaient vite servies pour qu’elles quittent le magasin le plus rapidement possible, ayant la réputation de voleuses. Autres personnages qui déliaient les langues : les blousons noirs, synonymes de jeunes voyous qui cherchaient la bagarre au bal du samedi soir à Capeyron. Ils passaient dans ma rue, pétaradant sur leurs mobylettes, moto-bécanes, coiffés d’une banane à la Elvis Presley, habillés de jeans et de vestes en cuir. Précurseurs d’un monde qui voulait changer.
Puis ma maison a reçu un numéro, le 84, les fossés ont disparu pour laisser place à des trottoirs, les terrains se sont vendus, construits, la pelouse, signe de distinction sociale a remplacé le jardin vivrier. L’environnement humain aussi s’est modifié : disparition du cantonnier, du rémouleur, du gueille ferraille et sa charrette à bras qui ramassait les chiffons et les métaux, du laitier, du glacier, du charbonnier et des campements gitans. Souvenirs du dernier millénaire !
N’empêche que j’aime me rappeler la grande allée fleurie d’hortensias, bleus, roses, de glaïeuls et de dahlias, ceinturée par une haie de cupressus, le parfum des roses, du boule de neige et le nid d’hirondelles qui revenaient chaque année, le vol des papillons, des hannetons, des scarabées, petits peuples aujourd’hui en voie de disparition. Aujourd'hui, je réalise que je vivais dans un monde encore sain où les mots pollution et extinction ne faisaient pas partie du vocabulaire ! »
Ghislaine Dantin-Rocheron