Une modeste honorée
La statue de Modeste Testas, une ancienne esclave, nouvelle étape vers la reconnaissance par Bordeaux de son passé négrier.
Avec son beau port de tête, son regard tourné vers l'estuaire, des fers aux pieds, la statue de Modeste Testas intrigue les promeneurs sur les quais de la Garonne : quelques-uns s'arrêtent, lisent la plaque explicative, prennent une photo qui fera peut-être le tour du monde.
" De loin on dirait une vraie personne, de près elle est très touchante " commente un passant. C'est une statue de bronze, inaugurée par la ville de Bordeaux le 10 mai 2019 pour commémorer l'abolition de l'esclavage et incarner l'infâme trafic des 150 000 Africains déportés par des Bordelais. Elle est installée sur les quais, face à la Bourse maritime car c'est de là que partaient les navires armés pour la traite. De la fin du XVIIe siècle au début du XIXe siècle, Bordeaux fut le premier port colonial pour le commerce en droiture et le troisième pour la traite des Noirs.
C'est son histoire
La dame de bronze est l'œuvre d'un jeune sculpteur haïtien, Filipo, né Wooldy Caymitte. Il était en formation dans l'atelier de Cyclopes de Mérignac quand la ville de Bordeaux a fait appel à candidature. Descendant d'esclave, c'est également son histoire que l'artiste a voulu exprimer et transmettre tout en étant fidèle à la description du modèle, Modeste Testas.
Bordeaux a choisi cette femme pour symboliser le souvenir dû aux victimes de la traite négrière car c'est une des rares esclaves de Bordelais dont on connait la biographie.
Grâce à ses recherches et aux souvenirs familiaux d'une descendante, Lorraine Steed, Carole Lemee, anthropologue à l'Université de Bordeaux, a réussi à reconstituer en partie l'histoire de Modeste.
Elle est née vers 1765 en Éthiopie et s'appelait Al Pouessi. À 14 ans, elle est capturée avec sa mère lors d'une razzia puis conduite en Afrique occidentale. Achetée en 1780 par deux frères bordelais Pierre et François Testas, négociants, elle est déportée à Saint-Domingue dans une plantation de canne à sucre. Baptisée en 1781, on lui vole son identité et on la nomme Modeste Testas, nom de son propriétaire avec qui elle aura plusieurs enfants car elle était aussi son esclave sexuelle.
En 1795, François Testas décède et en application de son testament, Modeste est affranchie et reçoit en héritage un lopin de terre en Haïti. C'et là qu'elle meurt à l'âge supposé de 105 ans.
Arrachée à sa famille
Sa descendante Lorraine Steed, présente à l'inauguration, est bouleversée : " elle est telle qu'on me l'avait décrite, je n'imaginai pas que mon travail de mémoire personnel allait devenir cela" confie-t-elle.
Le choix par la ville de Bordeaux d'une esclave affranchie est parfois critiqué. Peut-elle symboliser l'esclavage colonial ? Certes, elle n'a pas connu toute sa vie l'horreur du travail dans une plantation sucrière. Mais c'était une petite jeune fille, arrachée à sa famille, à son village, à son pays, humiliée, maltraitée. Sa présence sur les quais honore sa mémoire mais aussi celle de tous ceux qui ont subi et qui subissent encore le même sort.
Depuis les années 2000, la ville de Bordeaux a mené plusieurs actions qui témoignent d’une volonté de rendre enfin visible la mémoire de la traite négrière : réalisation des salles du Musée d'Aquitaine dédiées à l'histoire de l'esclavage, mise en valeur du buste de Toussaint Louverture quai de Queyries, installation d'une plaque sur les quais rappelant les centaines d'expéditions vers les Antilles, panneaux explicatifs sur des noms de rues rappelant le parcours de six négriers bordelais avérés.
Avec la statue de Modeste Testas, Bordeaux poursuit à petits pas la mise en lumière de son rôle sombre dans la traite des Noirs.
Marie Depecker