édito
D'obscures raisons interdisent au noir l’accès au titre de couleur à part entière. Pourquoi tant de haine ? Sans doute parce que sa profondeur illustre le deuil. L’humeur noire est à la peine ; broyer du noir n’égaie pas la déprime ; le cabinet noir distille des poisons. Sans parler de l’inquiétude suscitée par un regard noir, le mal supposément porté par la magie noire, l’ivresse qui peut vous rendre noir ou encore, l’enfantine peur du noir. Dans une adaptation hâtive et mot à mot d’un tube d’été du temps des sixties, Johnny H. s’époumonait ainsi : « Noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir ». Et si on cessait le feu ?
Le noir nous va si bien, pour peu que nous aimions la lecture. Par l’intercession de l’encre, il est le vecteur vivant de l’écriture imprimée et, par contraste, il assigne le blanc virginal au simple rôle de support passif. Si nous apprécions la peinture contemplative, l’on pense au bienheureux Soulages qui ne pouvait vivre qu’au soleil de Sète, mais grâce aux rayons duquel le plus sombre du sombre est aussi devenu une qualité artistique : la profondeur démesurée de l’outre noir dont il est l’inventeur et s’est fait l’interprète et qui réduit la lumière de l’arc-en-ciel à une aimable sucrerie foraine.
En littérature, la collection Série Noire, dont le titre est dû à l’imagination de Jacques Prévert, reste une référence incontournable depuis son lancement, en 1945 avec La Môme vert de gris de Peter Cheney. Jusqu’à cette date, les polars canal historique, même signés de Simenon, étaient considérés avec condescendance, installés qu’ils étaient dans la galaxie des « romans de gare ». Marcel Duhamel, l’homme qui eut l’idée de créer au sein de la prestigieuse NRF ladite Série Noire, a ouvert des champs inexplorés. À la différence du polar habituel qui s’ébrouait sur une toile de fond d’abord sociale, les chefs d’œuvre de la Noire plongeaient, tel un bathyscaphe, dans les abysses des sociétés.
Les auteurs de romans noirs d’aujourd’hui sont restés dans la veine de leurs devanciers. Ils soulignent toujours les plaies suintantes des strates sociales qu’ils explorent. Par exemple, sous la plume d’un Deon Meyer, par ailleurs grand amoureux de Bordeaux, mais observateur draconien de l’Afrique du Sud post-apartheid, ou encore sous celle des légions d’auteurs nordiques qui éclairent les parts d’ombre du ci-devant miracle social-démocrate. Et que dire de l’Amérique de Kennedy décrite par James Ellroy ?
Par l’intermédiaire de l’enquêteur, l’auteur d’un noir, et c’est aussi le cas pour la série télévisée, manie un scalpel et prélève à fins d’analyse, les tumeurs qui minent les cantons perdus autant que les capitales de modernes empires. Il utilise pour cela les moyens du policier, l’intuition du détective privé, le regard du journaliste. Car, depuis que les médecins ne se déplacent plus en consultation dans les foyers, il ne reste guère que l’enquêteur pour pousser une porte et découvrir, à l’occasion d’un cambriolage, d’un crime, d’un reportage ou d’un simple méfait domestique, l’état réel des âmes qu’abritent les murs du regard. Dès lors, tel un mikado maléfique, les cachettes se dévoilent, les certitudes s’effondrent, le miroir des apparences se fissure, les âmes se dénudent et d’insoupçonnables vérités apparaissent. Quant à l’enquêteur par l’intercession de qui la vérité surgit, il n’est pas, comme dans le roman policier traditionnel, un démiurge, parfois désabusé, mais un humain constitué de défauts, de passions, de secrets, d’addictions qui le rapprochent du commun des mortels. Et c’est bien dans ces faiblesses partagées que réside leur fascinante humanité. Dès lors, la couleur du roman noir n’est plus un magma illisible, mais une source de vérité.
Jean-Paul Taillardas