Sur les étagères des librairies, deux littératures s’affrontent autant que leur couleur. Place d’honneur à la littérature blanche, dite aussi classique ou littérature générale. Elle est sage, ses auteurs dits les meilleurs sont récompensés de divers prix. Et l’autre, la littérature noire, famille qui accueille la science-fiction, le polar et le fantastique dévale comme une lame de fond, emportant de plus en plus de lecteurs accros à la trouille. Encore marginale dans les années 1980, elle est devenue totalement effervescente en ce début de XXI^e siècle. Aujourd’hui un roman acheté sur trois est un polar.

Pour analyser ce déferlement du « noir », encore plus palpable à la télévision et au cinéma, une libraire addicte au sujet, Marina Mico, contaminée dès le plus jeune âge, ne se lasse pas de décortiquer la matière et décrypte cette évolution en l’illustrant d’ouvrages choisis.

 

Robert est une femme

Créatrice de la Librairie Contretemps à Bègles, Marina se souvient très bien de l’année de ses huit ans, surtout le jour où son père, sachant que l’attente de la petite, seule dans la voiture serait longue, lui confia les Dix petits nègres d’Agatha Christie. Fabuleux livre policier lu à plus de 100 millions d’exemplaires. Depuis, le virus ne la quitte pas et pour elle. Le digne successeur d’Agatha Christie n’est autre que Robert Galbraith, nom de plume de J K Rowling, (femme auteur d’Harry Potter), notamment Le Ver à Soie, un polar soft, pas vraiment gore, qui lie son suspense à la résolution de l’enquête et fait partie des « Whodunits », contraction de who has done it (qui l’a fait ?).

Pourquoi cette littérature est dite noire ? Ce nom est né au début des années 1950, proposé par Jacques Prévert à Gallimard pour présenter une nouvelle série de livres policiers américains traduits en français. Côté français, Jean Amila sera l’un des premiers auteurs à être publié dans cette série avec des titres très représentatifs de l’esprit noir : La Vie est dégueulasse (1948), Le Soleil n’est pas pour nous (1949) ou Sueur aux tripes (1969).

 

Descente aux enfers

Le roman noir nait véritablement aux USA dans les années 1920 avec pour ambition de rendre compte de la réalité sociétale du pays, du crime organisé, du terreau mafieux et de l’émergence du gangstérisme. C’est après la seconde guerre mondiale qu’il prend son véritable essor avec ses maîtres en la matière, Chandler, Hammett et MacDonald. Ils posent un regard tragique et pessimiste sur la société et expriment les peurs nouvelles liées à l’extension d’une pauvreté urbaine.

En fait le roman noir est une réelle radioscopie de la société. Quelle que soit la période, cette littérature se nourrit des crises successives d’un monde en pleine mutation : développement urbain rapide, montée des minorités, fossé qui se creuse entre les classes sociales, climats d’angoisse liés aux problèmes économiques. Elle se fait le reflet des tourments d’un monde moderne où les valeurs traditionnelles sont remises en question, comme l’exprime par exemple Les Spectres de la terre Brisée, de l’américain S. Craig Zahler, édité en 2013, polar brutal et haletant sur deux sœurs kidnappées, contraintes à la prostitution.

Les failles politiques du pays sont également un sujet de choix. Ainsi peut-on citer La Cour des Mirages de Benjamin Dierstein, polar politique explosif, violent et survolté, écrit en 2012 sur le triomphe de la gauche face à la gueule de bois de la droite, une complainte désespérée en forme de descente aux enfers. Tout aussi contemporain, L’Illusion du Mal de l’Italien Pulixi, publié en 2022, qui fait se déchainer la vindicte populaire par la force d’un clic sur les réseaux sociaux.

 

Encore plus trash

Qu’attend-on d’un bon polar ou d’un thriller ? « Il est bon, explique Marina, de frissonner pour de faux, de mieux maitriser nos angoisses face au monde, à la mort, à l’abandon ». L’homme est génétiquement programmé pour ressentir la peur, peur du noir, de la nuit, de l’inconnu. Et un parfait thriller terrifiant permet de jouer avec ces peurs. Il traite du côté sombre de la psychologie des criminels, provoque angoisses et frissons, oscille entre danger immédiat et paranoïa. Des pathologies qui ont fait le quotidien de Marina, infirmière en structures psychiatriques pendant plus de 10 ans avant de prendre le grand virage de la librairie. « En psychiatrie comme en littérature, la dimension relationnelle occupe une place centrale ».

« La tendance actuelle est, pour les auteurs, d’aller de plus en plus loin dans le trash et le gore, l’épouvante et le sanglant. Les écrivains nordiques sont très demandés, caractérisés par la présence de héros renfrognés sur fond de critique sociale qui enquêtent sur des meurtres qui viennent bousculer la vie tranquille scandinave. En polar sombre, tendu à l’extrême, on trouve Ragnar Jonasson, islandais, avec la Dame de Reykjavik, paru en 2020.

À ceux qui n’ont jamais lu de polar, Marina conseille les Nymphéas Noirs de Michel Bussi, un thriller très fluide, lumineux sur fond de Giverny, typique du « plot-twist » ou retournement de situation, le roman policier le plus primé en 2011 en remportant cinq prix.

 

ENCADRÉ

Peut-on passer de la littérature noire à la littérature blanche ? Si dans les pays anglo-saxons, la frontière est ténue, la France reste toujours friande de classements culturels. Cependant une ligne blanche étant faite pour être franchie, c’est ce que Pierre Lemaître a décidé de faire de son plein gré. Psychologue de formation, écrivain tardif qui ne vit de sa plume qu’à plus de 50 ans, il s’est d’abord propulsé au rang des meilleurs auteurs français de polars et de thrillers avec la trilogie de Camille Verhoeven. Puis, à l’âge de 62 ans, il décide de s’essayer à un nouveau genre littéraire, le roman picaresque* sous le titre Au Revoir là-haut. Ce sera un best-seller, récompensé d’emblée par le Prix Goncourt en 2013. Dans une interview donnée à Paris-Match le 7 novembre 2013, on peut lire ces propos :

— Pourquoi vouloir quitter l’univers des séries noires ?

— Quand on est un auteur noir, qu’on écrit des polars, il arrive un moment dans notre carrière où l’on a envie de « sniffer de la blanche », d’écrire des romans et d'être considéré comme un écrivain. Je ressentais ce besoin. Aussi celui d’être reconnu par ses pairs. Avoir un prix littéraire, c’était pour moi une légitimité, une reconnaissance. On en rêve tous, moi le premier.

Ce roman a fait l’objet d’une adaptation au cinéma avec Albert Dupontel et Laurent Laffitte, obtenant le César de la meilleure réalisation et le César du meilleur film.

Pierre Lemaître a renoué avec le polar en publiant notamment Trois jours et une vie en 2016, avant d’entamer la nouvelle suite romanesque des Années Glorieuses.

Dans le même esprit, Daniel Pennac publie les premiers volumes de la série Malaussène dans la Série Noire de Gallimard avant de les continuer dans la Blanche.

 

 

¹Sur le mode d’autobiographie du héros vivant en marge de la société