Ni indices, ni témoins
Selon l’actuel garde des Sceaux, il y aurait en France près de deux cents enquêtes non résolues par an. Focus sur l’une d’entre elles en Charente.
par Alain Lafitte
Parmi toutes les affaires défrayant régulièrement la chronique, celle de la famille Méchinaud, vieille de plus de cinquante ans, n’a toujours pas été résolue.
Les faits sont pourtant d’une simplicité effarante. Dans la nuit du 24 au 25 décembre 1972, vers deux heures du matin, après avoir réveillonné chez un couple d’amis, à Cognac, à quatre kilomètres de chez eux, la famille Méchinaud, composée de Jacques, 31 ans, Pierrette, 29 ans, et de leurs deux enfants Éric, 7 ans et Bruno, 4 ans, disparaît. Aucun d’eux n’arrivera à destination et personne ne reverra jamais cette famille sans histoire. « Des gens normaux » selon le maire de l’époque.
Le temps s’est figé.
Alertée par des proches surpris de n’avoir pas de nouvelles, la gendarmerie intervient. On est le 6 janvier. Pourquoi ce délai ? Simplement parce que les gendarmes ont estimé que la famille aurait pu décider, au dernier moment, de partir quelques jours. On est à Noël, les enfants sont en vacances, Jacques aussi. Mais les premières investigations vont semer le doute. Les gendarmes découvrent, lors de leur perquisition dans la maison familiale au 14 route de Saint-Trojan à Boutiers-Saint-Trojan, que le temps s’est figé. Le réfrigérateur contient une dinde ainsi que des huîtres avariées. Les cadeaux des enfants sont sous le sapin de Noël, et n’ont pas été déballés. Les vêtements sont soigneusement rangés dans les armoires et un carnet de chèques est bien en évidence sur un des meubles du salon. Manifestement, les Méchinaud ne sont jamais repassés chez eux après ce réveillon chez leurs amis. Qu’a-t-il donc pu arriver à cette famille pendant ces quatre kilomètres ? Accident à cause du verglas, du brouillard ou de la fatigue ? Mauvaise rencontre ? Suicide collectif ? Fuite précipitée à l’étranger pour commencer une nouvelle vie ? Assassinat par le père de toute la famille ? Toutes les hypothèses sont ouvertes.
« Pas de rémission »
Des fouilles sont entreprises avec les moyens de l’époque. On recherche leur voiture, une Simca 1100 familiale de couleur grenat. La Charente, qui longe une partie de leur parcours, est sondée par des plongeurs. Un hélicoptère est détaché pour survoler les carrières avoisinantes. Une instruction pour « disparition inquiétante » est ouverte. Mais les enquêteurs ne trouvent rien, aucun indice, aucun témoin qui permettrait de faire avancer l’enquête. Cependant, progressivement, les langues se délient. Dans ces petits bourgs où chacun sait tout de ses voisins, on apprend que la famille sans histoire était au bord de l’implosion. Pierrette voulait divorcer. Depuis deux ans, elle avait un amant, Maurice B., qui était leur voisin. Jacques, quant à lui, avait exprimé auprès d’amis et de parents qu’il ne supporterait pas d’être trompé. « Si un jour j’apprends que ma femme me trompe, tout le monde y passera. Il n’y aura pas de rémission. Je connais des coins… » avait-il lâché à un voisin. Propos lancés en l’air par un mari jaloux ou signes avant-coureurs d’un passage à l’acte ? Était-il au courant depuis longtemps de la liaison de sa femme ? Il semble que non. Il ne l’aurait appris que quelques jours avant cette nuit fatidique. Cette relation est peut-être la clé du mystère, mais cette piste est vite écartée par les enquêteurs et ne permet pas de relancer l’affaire. Les fouilles, avec des moyens très conséquents, vont se poursuivre pendant plusieurs semaines. Les alibis des proches vérifiés. Et l’enquête finit par s’enliser. Mais grâce à l’opiniâtreté de l’adjudant-chef C., qui a travaillé vingt ans sur le dossier, elle reste ouverte, même si plus rien ne vient l’alimenter. Pour lui, la solution de l’énigme « est peut-être à portée de main »
La succession ne peut pas se faire.
En 2011, trente-neuf ans après leur disparition, les frères et sœurs de Jacques veulent vendre un petit bien hérité de leurs parents, mais la succession ne peut pas se faire puisque celui-ci a disparu. Bénéficiant de nouvelles techniques, les gendarmes décident alors d’entreprendre d’autres recherches. Des radars terrestres et subaquatiques dernier cri sont déployés pour explorer de nouvelles zones non sondées ou non accessibles, avec les moyens de l’époque. De nouveaux puits sont visités par des spéléologues. Mais pas le début de la queue d’un indice.
En 2012, des ossements retrouvés à proximité de Boutiers
–un adulte et un enfant– suscitent un nouvel espoir. Cependant les ADN prélevés sont formels : il ne s’agit pas de membres de la famille Méchinaud. Peut-être une autre énigme pour les enquêteurs ?
En 2013, l’affaire revient, pour quelques temps, sur le devant de la scène. Une Simca 1100, de couleur grenat, est retrouvée dans la Charente à Cognac, mais là encore il s’agit d’une fausse piste.
Les immatriculations ne correspondent pas.
Un ami de Maurice
2019 : nouveau coup de théâtre. La mémoire collective semble se raviver. Une lettre de dénonciation met les enquêteurs sur la piste d’un certain Claude, qui vivait à Boutiers en 1972 et était un ami de Maurice. Claude est décédé quelques temps auparavant. Figure du commerce illégal dans la région, il était connu pour semer la terreur dans le milieu de la viticulture. À la fin des années 90, il se serait violemment opposé à la vente d’un chai situé à Boutiers et qui appartenait à son ex-femme. Celle-ci aurait expliqué à son malheureux acheteur que Claude s’était vanté d’avoir fait disparaître une famille, il y avait très longtemps. Réalité ou vengeance d’une femme aigrie ? Malgré les fouilles réalisées dans le fameux chai, aucun élément nouveau n’a pu faire avancer l’enquête.
En 2020, de nouvelles investigations sont menées dans un bien acheté par Maurice, plus de trente ans après les faits, ainsi que dans la maison de ses parents, voisine de celle des Méchinaud. Les gendarmes sont à la recherche d’une lettre que Pierrette aurait écrite à son amant. Ils ne trouveront qu’un vieux pistolet rouillé. Maurice répète inlassablement que, pour lui, toute la famille est partie en Australie, un souhait que Jacques exprimait régulièrement.
2023 : la disparition de la famille Méchinaud conserve tout son mystère. Il est peu probable que de nouveaux témoins, à la mémoire estompée, viennent se manifester. Au mieux, quelques corbeaux à l’imagination féconde pourront, peut-être, permettre de clore cette affaire. Plus vraisemblablement, comme le disait déjà en mars 1973 le journaliste Paul Boujut « seul le hasard permettra un jour peut-être d’élucider cette mystérieuse disparition ». Pour la petite histoire, les membres de la famille Méchinaud viennent d’être rayés des listes électorales de Boutiers-Saint-Trojan. Leur destin s’est ainsi figé un soir de Noël, en 1972.
Encadré
L’affaire des disparus de Boutiers, officiellement Affaire Bruneri 47 (contraction des prénoms des enfants et de leur âge), est un cas unique dans les annales judiciaires françaises. C’est la première fois qu’après la disparition d’une famille entière, aucun corps n’a été retrouvé. Cette affaire aurait dû être transmise au nouveau pôle judiciaire de Nanterre, créé le 1er mars 2022, et dénommait Crimes en série et non élucidés. Ce service, réclamé depuis plus de vingt ans par des parents de victimes ou de disparus, regroupe une douzaine de magistrats et enquêteurs. À ce jour, environ 240 dossiers ont été confiés aux trois juges d’instruction. Il y a donc peu de chance que l’affaire Méchinaud soit élucidée, d’autant que l’instruction en cours a été ouverte pour « disparition inquiétante » et « recel de cadavres » et que la nouvelle cellule ne s’occupe que des crimes.