Conte médiéval

Certains font des châteaux en Espagne, d’autres peuvent éprouver une folle passion pour les châteaux forts.

Ruines du château de Blanquefort ( GAHBLE)
Ruines du château de Blanquefort ( GAHBLE)

Chilpéric, descendant d’une vieille noblesse de province a vécu une expérience bouleversante. Une nuit, il ressentit une impression inconnue, une sorte de dédoublement, une légèreté inhabituelle, son corps se transformait, il sentait vibrer l’Histoire.

Stupéfait, il se métamorphosa en un vénérable château fort tombant en ruines au milieu du silence et de l’oubli. Il a bien voulu nous raconter cette troublante mutation.

 

Une vie de château

« Je me suis réveillé, dominant la plaine environnante, fier d’avoir résisté aux outrages des guerres et du temps, une foule impressionnante se pressait pour me visiter, c’était la Journée du Patrimoine. La visite n’était que partielle car certaines parties de mon individu étaient interdites, il y avait danger d’éboulement.

Les impénitents curieux que je toisais du haut de mes mâchicoulis n’hésitaient pas à tirer à boulets rouges sur le vieil édifice défiguré par les siècles, leurs appréciations étaient cruelles : « Vous avez remarqué l’état de la pierre, le château va s’écrouler. » « Quel délabrement, les devis ont dû passer aux oubliettes. » « Et la toiture, comment expliquer ce quasi dénuement ? Cette ruine est une tuile pour le patrimoine. » « Qui va payer l’ardoise, toujours les mêmes ? » Je surpris même une sage-femme critiquant mon enceinte… J’aurais volontiers déversé de l’huile de poix bouillante sur ces manants comme au bon vieux temps.               

                                                                                           

Tour et courtine du château de Blanquefort ( GAHBLE)
Tour et courtine du château de Blanquefort ( GAHBLE)

Vous pensez que je travaille du donjon. Soyez rassurés, il est flanqué de tours qui le rendaient invulnérable et le soir venu, on peut distinguer du flanc du coteau comme une lueur intérieure au travers de mes meurtrières.

La vie de château n’est pas très excitante, silhouette fantomatique solidement cramponnée au rocher, je m’ennuyais ferme. Alors quand je baillais, c’était mon pont-levis que je révélais, dévoilant, ô paradoxe pour une forteresse, le fond de mon palais. Comble de l’absurde et conséquence de mon passé humain, j’avais parfois envie de me jeter du haut de ma propre tour de guet. Et puis, mes pieds supportaient mal d’être éternellement baignés par l’eau nauséabonde des fossés et des larges douves qui m’encerclaient.

J’utilisais des expressions étranges « traîner un boulet », « il pleut des hallebardes », « ce visiteur est taillé comme une arbalète ».

Je n’aimais pas la moue significative de certains touristes me faisant comprendre que je n’étais ni castel, ni manoir, ni encore gentilhommière, ces édifices qui ont fait passer le confort et le plaisir des yeux avant les impératifs de la défense. Rien ne parvenait à briser l’image de mes débuts, ce miroir dans lequel je ne me supportais plus.

 

Le rêve passe

Le sommet de l’angoisse fut atteint lorsque je sus que j’étais hanté. La nuit, dans mes couloirs glaciaux, de pitoyables fantômes exécutaient leurs danses macabres dans de sinistres cliquetis. Je pensais reconnaître certains de ceux qui fréquentaient mes labyrinthes mais, à mon approche, ils s’enfuyaient grotesquement, non sans avoir renversé au passage, la superbe armure ancestrale dominant le couloir principal. Comme pour trouver le défaut de la cuirasse. Je crus même entendre siffloter « c’est mon heaume » rendu célèbre par Mistinguett.

Après ce douloureux épisode, mon état général empira au point de provoquer l’intervention du Ministre de la Culture qui décréta une expertise minutieuse de mon architecture. Même si ma pudeur en souffrait, je devais me rendre à l’évidence, le verdict était implacable, une restauration totale s’imposait, des budgets furent rapidement débloqués.

Pour me rassurer, je faisais mienne cette phrase de Baudelaire « Pour taper sur le ventre d’un colosse, il faut pouvoir s’y hausser. »

 

Vue aérienne de la forteresse de Blanquefort (GAHBLE)
Vue aérienne de la forteresse de Blanquefort (GAHBLE)

Un beau matin, je fus tiré de mon sommeil par de pénibles sensations, c’était le choc du marteau, la sournoise infiltration du froid ciseau, le pesant contact des échafaudages sur mes murailles. Mon corps était livré aux tailleurs de pierre.

Je sentis ma tourelle vaciller, courtines et barbacanes s’effondrer, mes flancs céder aux attaques artisanales.

Un hurlement effrayant jaillit des ruines ouvertes à tous vents.

Je me suis réveillé en sursaut et en sueur, ainsi ce n’était qu’un rêve ! Soulagé, je renonçais volontiers au passé historique d’un monument classé, heureux d’abandonner la noblesse dorée et ses blasons chargés de gloire.

Tel le passe-muraille de Marcel Aymé, j’ai franchi les obstacles et les siècles pour redevenir humblement Chilpéric, fol amoureux des châteaux forts !!


Claude Mazhoud