Le pont d'Aquitaine
Ouvrage exceptionnel, le troisième pont routier de Bordeaux est le fruit d’une longue réflexion.
Le 6 mai 1967, une foule nombreuse envahit le tablier du pont d’Aquitaine. Elle est là pour assister à son inauguration par François–Xavier Ortoli, ministre de l’Équipement et du logement et par Jacques Chaban-Delmas, président de l’Assemblée nationale et maire de Bordeaux. Quelques jours plus tard le pont est ouvert à la circulation.
Une longue réflexion
Cette manifestation est le point d’orgue de travaux engagés dès les années 1950. Il n’existe à l’époque que deux pont pour relier les deux rives du fleuve : le pont de Pierre, en service depuis 1822, pour les véhicules et les piétons et la passerelle Eiffel, inaugurée en 1860, réservée au passage des trains. L’insuffisance notable de ces moyens de franchissement, constatée depuis très longtemps, amène à envisager plusieurs solutions afin d’y remédier.
Pour en savoir davantage, L’Observatoire a rencontré Jean Dubosc-Marchenay, qui, comme dessinateur d’études à la Direction départementale du ministère de l’Équipement, a participé de près aux premières études du pont et au suivi des travaux de construction.
« Dès1953, au sein de cette direction, qui sera appelée à assurer plus tard la maîtrise d’œuvre de l’ouvrage qui sera défini, de nombreux projets voient le jour, parmi les plus significatifs on peut citer : le doublement du pont de Pierre, un tunnel sous le fleuve entre Bacalan et Lormont, un pont suspendu entre ces deux mêmes lieux. En mars 1954, le principe d’un pont urbain suspendu est retenu, le tunnel est écarté car son coût estimé est nettement supérieur. En mai 1954, les études faites localement sont acceptées par le Service central de l’équipement du territoire : le pont est prévu pour une chaussée de 12 m et le passage de 5 000 véhicules /jour, alors qu’aujourd’hui nous en sommes à 100 000 ! Plusieurs implantations sont étudiées, celle retenue, la plus en aval, au nord de Lormont, est la plus apte à améliorer les liaisons entre les installations portuaires de la rive gauche et les zones industrielles de Bassens et d’Ambès. À noter qu’il n’est pas question alors de rocade[1], lors de son tracé c’est elle qui tiendra compte de l’existence du pont.»
La construction de l’ouvrage
Les décisions s’enchaînent rapidement : le 30 novembre 1956 les travaux du pont sont déclarés d’utilité publique, l’expropriation des terrains est prononcée le 7 juin 1957, dans le même temps les différents contrats sont négociés et notifiés, les travaux de terrassement débutent à l’automne 1960.
L’ouvrage enjambe la Garonne en partant d’une plaine sur la rive gauche pour pénétrer dans la colline de Lormont rive droite. Ce qui nécessite, rive gauche, la construction d’un long viaduc d’accès, alors que rive droite le pont est directement raccordé au réseau routier.
Notre interlocuteur se souvient de quelques difficultés rencontrées lors des terrassements : « Le massif d’ancrage sur la rive droite, auquel sont fixés les câbles de suspension du tablier du pont, est fondé sur deux puits profonds de 54 m inclinés à 35° par rapport à la verticale. L’entreprise en charge de leur réalisation dut faire appel à des mineurs de fond habitués à travailler sans référence naturelle de la verticalité, ce qui n’était pas le cas des ouvriers recrutés dans la région. Toujours sur la rive droite, il fallut prendre des précautions particulières pour ne pas agresser le tunnel ferroviaire de la voie qui va vers Paris et qui passe à une vingtaine de mètres des puits du massif d’ancrage. Il était hors de question de perturber le trafic. Autre difficulté, afin de recevoir le soubassement du pylône situé à 144 m de la rive gauche dans le lit du fleuve,il était nécessaire de construire une île artificielle en partant d’un batardeau cylindrique de 53 m.de diamètre constitué de palplanches et remblayé de sable . Alors que l’opération se terminait et que le niveau d’eau dans le fleuve était bas, les palplanches ont cédé sous la pression interne, qui n’était plus compensée par la présence d’eau à l’extérieur. Pour pallier ce défaut, il fallut ceinturer par du béton le haut des palplanches. Un caisson en béton armé a été ensuite construit à sec sur ce nouveau remblai et descendu par havage jusqu’à sa cote de fondation pour être rempli de gros béton. Mais ces quelques contretemps n’ont entraîné qu’un léger retard sur le déroulement du chantier. »
Pour marquer l’importance de cet ouvrage exceptionnel, Jean Dubosc-Marchenay précise « Pour la construction du viaduc,184 000 m² de bois de coffrage ont été utilisés, soit une surface équivalente à une vingtaine de terrains de football. Pour le supporter, 1 400 pieux, d’une longueur cumulée de plus 28 km, ont été plantés. La construction des pylônes s’est faite à l’aide de coffrages glissants s’élevant au fur et à mesure, le béton étant apporté au bon niveau par un ascenseur. La réalisation du pont suspendu proprement dit a nécessité de mettre en œuvre 7 900 tonnes d’acier pour les câbles de suspension et le tablier, à comparer au 7 000 tonnes de la charpente de la Tour Eiffel. »
Photos du chantier (Mémoire de Bordeaux)
Les essais
Le 1er avril 1967 de nombreux camions lourdement chargés prennent place sur le pont pour des essais en charge. Jean y était « J’étais chargé d’en coordonner les mouvements afin de les placer en des endroits préalablement définis, le tablier étant truffé d’instruments pour mesurer en particulier les déformations. Au moment de lancer l’opération, nous étions nombreux a avoir en mémoire la rupture du pont de Saint-Denis-de-Pile en 1931 pour un essai similaire : deux camions sont venus heurter un câble de suspension entraînant la rupture des haubans. L'ouvrage s’est cassé alors en deux plaques qui ont plongé dans la rivière plusieurs camions et de nombreuses personnes, 18 y trouveront la mort. Fort heureusement rien de semblable cette fois. Après cette première série d’essais statiques il est procédé à des essais dynamiques, les véhicules étant invités à parcourir l’ouvrage plusieurs fois à des vitesses différentes. Un phénomène curieux s’est alors produit. Ils ont généré et « poussé » devant eux une déformation du tablier en une sorte de vague d’un mètre de haut qui a brisé les bordures de trottoirs, les seuls dégâts constatés. Cette déformation était prévue dans les calculs »
Il lui reste à suivre les derniers aménagements, à participer à la préparation de l’inauguration et à y être discrètement, puis il quitte le chantier après sept années d’un travail passionnant. « J’y laissais un beau bébé en pleine santé à qui je souhaitais une longue et heureuse vie ». Il regagne la Cité administrative pour occuper un poste de chef de bureau. Il se perfectionne et passe deux brevets spécialisés qui lui valent d’être nommé chef de section des travaux publics de l’état (TPE) en 1968, puis chef de section principal. À 58 ans il est proposé pour le grade d’ingénieur des TPE, cette promotion étant assortie d’une mutation loin de Bordeaux, il la refuse pour convenances personnelles et termine sa carrière comme technicien supérieur en chef, à la Subdivision d’entretien et d’exploitation des autoroutes de Bordeaux . Après toutes ces années il est toujours habité par la passion et parle de « son pont » avec admiration et même sans doute un peu d’amour.
Roger Peuron
Le pont en chiffres
- Chaussée de 14 m, pour quatre files de circulation
- Deux pistes cyclables de 1,50 m
- Deux trottoirs de 1,10 m
- Longueur du viaduc rive gauche : 871 m +142 m de culée
- Longueur du pont suspendu : 679 m
(deux travées de 143 m chacune et une de 393 m)
-Longueur totale de l’ouvrage : 1767m
- Tirant d’air : 53 m
- Hauteur des pylônes : 103 m
- Coût : 114 MF, soit 135 millions d’euros 2013
[1] Les travaux de la rocade rive gauche débutent en 1972.