L’hallali de la halle
Les temps changent, les villages, leurs visages et leurs habitudes aussi.
Faut-il pleurer ? Faut-il en rire ?
Grignols est une bourgade de 1300 habitants, située en bordure de la grande route reliant Bazas à Casteljaloux. L’avez-vous par hasard traversée ? Un petit bourg tout en longueur bâti de part et d’autre des allées, qui étaient autrefois le champ de foire. Jusqu’à l’an dernier, on y trouvait deux épiceries, deux cafés, deux salons de coiffure, deux boucheries, une charcuterie, un restaurant, une mercerie, un tabac-journaux, une pharmacie et au milieu, le nombril du village : la halle.
Le temple du partage
Construite en 1938 à l’emplacement des anciennes halles du XVIIe siècle, notre halle est grise, rigoureuse et géométrique dans ses formes. Elle n’est ni belle ni laide mais elle représente un des premiers témoignages de la révolution béton armé. Ce type d’édifice est aujourd’hui assez rare en France, le premier casino de Saint-Étienne a été bâti à la même époque. Elle est une trace de l’important élan de modernisme insufflé par le Front Populaire en milieu rural. Et pour être populaire elle a été populaire ! Toutes les générations en ont profité. Les enfants s’y poursuivaient en patins à roulettes ou en skate-board les jours de pluie, d’autres y jouaient au ballon. Les cultivateurs venaient y vendre leurs récoltes les jours de marché où elle s’emplissait de cris et discussions tant en patois qu’en français. Il y avait aussi les fêtes locales et leur petit bal. Que d’amourettes sont nées en son sein ! Pour la suite, l’église est juste en face… Quel poste d’observation, les jours de mariage : « Tu as vu la robe d’Odette ? », « Et la Arlette, elle a encore grossi. » Les commérages allaient bon train. Et les repas ! Il est bien connu que dans notre Sud-Ouest tout bon moment se termine autour d’une table bien garnie. Que de festins se sont déroulés en ces lieux ! Des repas de la Sainte-Catherine aux maïades chères à la région. Vous savez, ces grands banquets où les maires invitent leurs concitoyens pour les remercier de leurs votes. Tous ces moments finissaient immanquablement par des chansons et des danses. Les grincheux disaient parfois « c’est une verrue, elle est triste ». Mais dans le village elle a vu grandir tout le monde et chacun en garde des souvenirs. C’était tout ça, la halle des grignolais.
Le temple du commerce
Mais un jour, de Saint-Étienne, des messieurs sont venus. La halle était vieille, alors on l'a vendue (plus exactement louée). Ces messieurs de la ville avaient de beaux arguments, de cœur d’abord : elle ressemblait à leur premier casino ; ils avaient aussi des arguments sonnants et trébuchants. Et tout a trébuché. Finis les cris d’enfants, les jeux, les rires. Finis les petits bals du 14 juillet. Finis les passants qui s’abritaient de l’averse ou du soleil. Dehors les marchés du mercredi ! Sous des chapiteaux blafards, les banquets qui réunissaient familles et voisins ! Place au sérieux. Voilà notre halle sacrifiée sur l’autel de la commercialisation. D’un revers de main, les deux petites épiceries du village sont balayées et sur le fronton de l’édifice, le sigle des nouveaux venus est affiché. Pauvre halle ! Il faut la moderniser. Avec de la peinture on lui ferme les yeux. Discrétion assurée. On la barbouille allégrement de rouge et de vert. On lui octroie même quelques sapins – on a le droit de confondre pins et sapins quand on ne connait pas la lande –. La voilà cernée par un flot d’oriflammes et de lumières. Eclairée jour et nuit. Quelle promotion ! Quelles économies ! Est-ce Noël ou Carnaval ? À l’intérieur tout est paré : gondoles flambant neuves, chariots, néons, le choix unique, le triomphe de la libre concurrence. Le proverbe se trompe qui dit une de perdue, dix de retrouvées, ici c’est l’inverse.
Mais ainsi va la vie, les nostalgiques de la halle se sont bien battus, ont beaucoup protesté et argumenté, messages et pétitions en vain ; tel un bulldozer, le changement est passé. Aujourd’hui, si vous traversez Grignols et si vous l’apercevez honteusement parée, fermez les yeux et posez vous simplement la question : est-ce vraiment là le progrès ?
Dany Guillon