Un arbre et sa belle
Du bleu dans les yeux pour un lieu qui se meurt.
Multi-centenaire, je trône aujourd’hui dans un parc de 11 hectares à l’abandon, à proximité des ruines d’une chartreuse ainsi nommée en Gironde. Que de temps passé à observer, muet, la splendeur et le délabrement de ce lieu ! Et pourtant il est sublime, il domine la Garonne sur les hauteurs de la commune de Floirac. J’oubliais, je suis le plus vieil arbre du domaine Bel Sito.
Ors et luxe
Arbuste en 1825, je mène une existence paisible au gré des saisons quand, un beau jour, le silence est brouillé par une armée d’ouvriers besogneux. La surprise est totale. Pour communiquer la nouvelle, mes racines s’agitent en un brouhaha assourdissant. Une bâtisse élégante de type italien, parée de colonnes, ornée d’un péristyle harmonieux, va nous accompagner de nombreuses années.
Seules, au loin, les fumées bleutées des foyers bordelais nous rappellent que le lieu n’a pas changé. Le maître Nathaniel Johnston, négociant en vin, fait commerce et mène grande vie. Même qu’un jour, un visiteur prestigieux du nom de Napoléon III déclare avoir été reçu dans la plus belle demeure du Bordelais. La fierté fait bruisser ma ramure !
En 1842, le maître meurt, il n’a pas d’enfant. Les volets se ferment, le silence s’installe.
En 1846, c’est à nouveau l’animation. Monsieur et Madame Guestier prennent possession des lieux. Ce nouveau maître met en œuvre des transformations paysagères grandioses afin de recréer l’atmosphère de ses voyages en Italie. Un temple gréco-romain est érigé. Il est ouvert sur de vastes pelouses faisant face à notre chère toile de fond : la grande ville. Monsieur Guestier, au mode de vie ostentatoire, est surnommé « Le Duc de Floirac »
Un jour, un étrange fruit circule sous mes yeux. Il est cultivé dans des serres chauffées et se nomme ananas. À entendre les échos : « Bien meilleur que ceux amenés par les steamers du port de Bordeaux. » Mais régulièrement l’odeur nauséabonde des charrettes de fumier de cheval qui sert à amender le sol, empeste l’air du sous-bois. L’hiver 1879/1880, au cours duquel la température descend à - 22 °C, met fin à cette culture pour le moins étonnante. Je respire à nouveau l’odeur de la marée qui monte de la Garonne les soirs d’été.
Grandeur et décadence
La fin du siècle est décevante, le début du suivant également. De nombreux pinardiers se succèdent dans la demeure, tous connus et célèbres : Les Cruze, Luze, Balguerie-Stuttemberg. C’est le début de la fin. Après la grande guerre, la peur est dans l’air : une cimenterie exploite les alentours, seule une partie de la Chartreuse est occupée par la Confrérie des frères de Betharram. Et si Dieu nous venait en aide !
J’observe déjà les premières dégradations, la végétation n’est plus contenue, elle prend ses aises. Ma mémoire me fait défaut peut-être suis-je un peu déprimé. Cependant, un fait marquant reste gravé. Un soir de l’année 1945, la terre tremble. Une énorme explosion se répand dans l’air : le château de l’Ange à Bouliac est secoué par une énorme explosion, causée par les munitions laissées par les Allemands en déroute.
Elle fut belle si tôt
Depuis plusieurs décennies, des projets tous avortés se sont succédé. Des logements de luxe en 2007, la construction d’un EHPAD en 2009. La propriété a été achetée par Domofrance en 2011, pour la somme de 6,2 millions d’euros. À ma grande tristesse, lors d’un orage, la toiture s’effondre, le fracas est terrible, elle est en bois, moi aussi. Est-ce la fin ?
Et bien non, régulièrement des visiteurs au look étrange viennent à la tombée de la nuit. Certains y font des séances de spiritisme ou chassent les fantômes à la recherche de secrets lointains. D’autres, armés de pistolet, tentent de colorier le vide. Explosion de couleurs, tentative vaine de ramener la vie. La nature a repris le pouvoir et englouti petit à petit les quelques vestiges.
Si les humains cultivent leurs fantasmes, moi, vieux cèdre bleu, je rêve à la splendeur passée en attendant que faucheuse et tronçonneuse fassent un jour table rase ou pas.
Danièle Garde