Un florilège de ponts
Bordeaux, la ville de pierre, s’est construite sur la rive gauche de la Garonne pour des raisons historiques et géographiques : la rive de plaine à l’ouest, la rive de plateau à l’est. De ce fait, le franchissement d’une rive à l’autre, assez périlleux en raison des flux et reflux des marées et des crues parfois violentes, s’est longtemps effectué au moyen de barges à fond plat pour les passagers, tandis que les marchandises sont chargées sur des gabarres plus lourdes et pontées.
Au fil des siècles, Bordeaux concentre ses activités (commerciales surtout) sur la rive gauche, alors que la rive droite, et notamment le quartier Bastide, reste dévolue aux activités agricoles, puisqu’il y eut ainsi des vignes sur les coteaux de Floirac et Lormont jusqu’au XXe siècle.
Les Bordelais de la rive gauche n’ont donc pas jugé nécessaire, pendant plus de vingt siècles, de construire de pont pour franchir le fleuve. Et ceci jusqu’à l’intervention de Napoléon.
Un premier pont romain
Sur la route de l’Espagne, les troupes impériales de Napoléon (200 000 soldats, chevaux et canons) ne trouvèrent que des barques pour franchir la Garonne, ce qui leur fit perdre un temps précieux.
Par décrets, l’Empereur ordonne qu’un pont soit construit à Bordeaux et concède pour cela une aide financière. Mais, après la retraite d’Espagne, le pont n’est toujours pas édifié. La construction du pont de Pierre, enfin commencée en 1810, se termine en 1822, un an après la mort de Napoléon à Sainte-Hélène.
Les architectes et ingénieurs qui s’attèlent au chantier du franchissement n’ont rien inventé de mieux que la technique mise au point par les Romains. Celle-ci combine l’utilisation de la voûte et de l’arche, à base de blocs de pierre pour l’assise des ouvrages et leur durabilité, alliées à l’emploi des briques en argile cuite et de l’opus caementicium, le béton romain pour lier les matériaux.
Le financement de cet ouvrage se constitue en 1818, autour du négociant bordelais Pierre Balguerie-Stuttenberg. Celui-ci crée la Compagnie du pont de Bordeaux afin de lever les fonds privés nécessaires à l’achèvement des travaux. En contrepartie, il bénéficie d’un droit de péage, racheté par la ville de Bordeaux en 1863 seulement. Le quartier de La Bastide est alors officiellement rattaché à Bordeaux deux ans plus tard, le 1er janvier 1865. Le droit de péage est relativement élevé pour l’époque : un sou1 si on est piéton et 5 sous si on est à cheval. L’octroi est supérieur pour les calèches et autres équipages. Aussi, les citadins et voyageurs préfèrent utiliser les navettes et les bateaux-bus qui ont fonctionné de 1865 à 1940.
Un premier pont ferré
Le pont ferroviaire est destiné à relier les deux gares bordelaises, celle du chemin de fer d’Orléans et celle des chemins de fer du Midi. Avant sa construction, les personnes traversaient à pied sur le pont de Pierre, ou en bateau et les marchandises, sur des barges.
1un sou = 0,327 euro (1 franc 1850 = 3,37 euros)
La partie visible n’est pas la seule innovation de l’ouvrage, conçu par Paul Régnauld. À seulement 26 ans, Gustave Eiffel dirige le chantier, une prouesse technique sur un fleuve aussi large, qui lui permet de tester toute une série d’innovations, dont il se servira par la suite. Pour implanter les piles tubulaires dans le sous-sol de la Garonne, l’ingénieur utilise la fondation à air comprimé. Cette technique évite que des ouvriers ne meurent noyés en creusant au-dessous du niveau d’eau. Un jour, l’un d’entre-eux est tombé du pont en construction, Gustave Eiffel s’est jeté dans la Garonne et l’a sauvé !
Après 140 ans de bons et loyaux services, la passerelle métallique ne peut être élargie et doit être remplacée, en 2008, par le pont Garonne à quatre voies ferrées. En 2009, la passerelle Eiffel est classée dans la liste des monuments du patrimoine et protégée ainsi de la destruction.
Une tentative avortée de pont transbordeur
Un projet est lancé, début 1910, pour relier les deux rives de la Garonne. Il s’inscrit dans la lignée d’ouvrages existants déjà à cette époque en France à Marseille, Nantes ou encore à Rochefort2.
Les travaux sont interrompus en 1914, du fait de la guerre. Seule la structure métallique des deux pylônes est achevée.
Après la guerre, faute de réunir les financements nécessaires, la mairie de Bordeaux abandonne le principe du pont transbordeur en 1938. Les pylônes sont détruits par les occupants allemands en août 1942, pour récupérer l’acier et éviter qu’ils ne servent de repère aux avions alliés pour bombarder la ville toute proche. Seules les bases en béton du pylône installé quai des Queyries sur la rive droite sont encore visibles depuis le quai des Chartrons.
Un siècle d’attente
pour le troisième pont
Au début des années 1960, Bordeaux dispose seulement du pont de Pierre et de la passerelle ferroviaire Eiffel. En avril 1963, débute la construction du pont Saint-Jean, un des rares ponts bordelais à n’avoir pas subi de controverse particulière dans sa phase de projet, ni pendant sa réalisation. Il est inauguré en avril 1965, à quelques mètres du pont de chemin de fer.
2e pont transbordeur de Martrou à Rochefort, classé monument historique, réservé aux piétons et aux cycles
Un pont suspendu
au-dessus de la Garonne
À la même période, le pont d’Aquitaine soulève les passions. Alors que sa construction est décidée bien avant celle du pont Saint-Jean, il est terminé bien plus tard. De conception plus ambitieuse, due à l’architecte Jean-Louis Fayeton, il est construit entre les hauteurs de Lormont et Bordeaux-nord.
La technique utilisée est très ancienne puisque les premières formes de pont suspendu apparaissent en Chine au ier siècle de notre ère. Le pont d’Aquitaine partage à l’époque avec le pont de Tancarville, le titre de plus grand pont de France. Il est inauguré le 6 mai 1967, deux ans après le pont Saint-Jean.
25 ans encore pour un quatrième pont routier classique
Semblable techniquement au pont Saint-Jean, le pont d’Arcins, appelé ainsi en raison de sa proximité avec l’île du même nom, présente la particularité d’avoir deux tabliers séparés construits côte à côte, avec deux voies de circulation dans chaque sens.
Au moment de son inauguration, le 7 décembre 1993, il achève le contournement de l’agglomération bordelaise par une rocade de 45 km, la plus longue de France. Il soulage aussi considérablement le trafic qui, auparavant, passait en totalité sur le pont d’Aquitaine. En 1997, il est rebaptisé pont François Mitterrand.
20 ans d’attente pour le cinquième pont
à travée centrale levante
Le pont Jacques-Chaban-Delmas est le cinquième pont routier de Bordeaux. Construit entre octobre 2009 et décembre 2012, sa mise en service a lieu en mars 2013. Situé entre le pont d’Aquitaine et le pont de Pierre, c’est un pont urbain qui relie la rive gauche, depuis le quai de Bacalan au quartier de la Bastide, sur la rive droite, via le quai de Brazza.
Sa singularité est sa travée centrale levante. Elle permet aux navires de croisière et autres grands voiliers d’accéder au port de la Lune jusqu’au pont de Pierre.
Après nous avoir accordé le rare privilège de monter dans le poste de commandement du pont, M. Rascouailles, de la Direction générale des mobilités au service des ouvrages d’arts, nous précise : « C’est actuellement le seul pont au monde fonctionnant avec deux moteurs dans chacune des bases des pylônes et avec la travée mobile la plus longue d’Europe. Ce système unique permet d’avoir une coordination parfaite de levage du tablier. Ce n’est pas le cas par exemple du pont levant Gustave Flaubert à Rouen qui comporte une vingtaine de moteurs dans le haut des pylônes, difficiles à coordonner, et qui ne fonctionne quasiment plus. »
Le pont levant est constitué de deux pylônes de chaque côté de la travée centrale, qui est soulevée jusqu’à une hauteur de 53 mètres, par quatre batteries de câbles installées en haut des pylônes. Le tablier pèse 2 500 tonnes1, compensé par quatre contrepoids de 2 400 tonnes, soit 25 tonnes supportées par chaque pylône.
Grâce au jeu des contrepoids les deux moteurs (doublés pour des raisons de sécurité) et installés dans les embases des pylônes, n’ont pas besoin d’être très puissants, puisqu’il suffit de 11 minutes pour soulever et descendre le tablier à vitesse régulière.
Toutes les manoeuvres sont automatiques et limitent les risques d’incident.
Ainsi, constate M. Rascouailles : « Depuis l’ouverture du pont en 2013, il n’y a pas eu d’incident majeur ; 90 % des difficultés proviennent des retards de passage des bateaux qui impactent directement la circulation routière. Les procédures ont été adaptées à chaque type de navire en fonction de leur taille et tirant d’eau. »
En effet, le seul accident notable, en plus de 7 ans d’exploitation, est la perte de contrôle de la péniche Burdigala qui a percuté une des embases du pont, pour finir sa course contre la rive droite.
Dix ans de plus pour le sixième pont Simone-Veil,
une dalle d’une grande beauté ordinaire
Le franchissement Simone-Veil, dans le prolongement du boulevard Jean-Jacques Bosc, s’inscrit dans le projet d’aménagement de Bordeaux-Euratlantique.
À la suite de l’arrêt des travaux concernant les conditions d’exécution des batardeaux pour la construction des piles du pont dans la Garonne, en 2019, un nouvel appel d’offre a été lancé qui vient d’être remporté par la société Bouygues.
La travée reposera sur huit piles formées de quatre éléments liés entre eux en bas et en haut, pour assurer la solidité de l’ensemble. Bouygues étant en mesure de poser des pieux de 2,5 m de diamètre, 32 pieux suffisent à soutenir le tablier, ce qui a été présenté comme une économie par l’entreprise.
La structure de la dalle est constituée de caissons métalliques en acier « corten », un alliage d’acier auto-patinant2 à corrosion superficielle, qui résiste aux plus extrêmes conditions climatiques. Il présente un aspect de « peau rouillée ». Ce matériau est assez innovant en France mais est très utilisé par exemple en Finlande, car il ne nécessite plus aucune maintenance. Gilles Guyot, architecte et ingénieur au Cabinet OMA, chef de projet en charge de la maîtrise d’œuvre de la construction du pont Simone Veil, indique : « Tous les travaux ne se sont pas arrêtés pour autant, notamment les aménagements de chacune des rives aux débouchés du pont, qui sont en cours, sauf la partie paysagée qui sera mise en place progressivement ».
Il explique : « Le pont a été conçu avec une sobriété de moyens, afin de se concentrer sur son usage qui peut être réversible et le plus modulable possible, pour préserver l’avenir. Ainsi, tous les équipements sont démontables, avec une installation des réseaux d’adduction d’eau et électriques, disposés sous un caillebotis métallique étanche. Par exemple, le raccordement électrique de rails de tramway sera possible sans installer des caténaires. En dehors de ponts autoroutiers, il n’existe pas actuellement de pont urbain de cette largeur avec 600 mètres de portée. L’idée est de réserver des espaces publics sur l’eau, ce qui réduit l’impact sur les berges. »
Totalement multimodal, le pont doit accueillir une voie par sens dédiée à un transport en commun en site propre (type tramway), une voie par sens pour les voitures et poids lourds et un espace par sens dévolu aux modes de déplacement collectifs ou alternatifs. La répartition des espaces de circulation laisse libre un grand espace de déambulation pour les piétons et les pistes cyclables, tandis qu’au niveau des berges, le pont se raccorde directement sur les rives gauche (Bordeaux et Bègles) et droite (Floirac), via de grands espaces publics et boisés. Ils seront reliés au prolongement du parc aux Angéliques depuis le pont Saint-Jean et à la boucle verte de la Métropole, labellisée sentier de Grande Randonnée. (lire page 20)
M. Guyot précise que « des études de charge ont été menées La structure de la dalle est constituée de caissons métalliques en acier « corten », un alliage d’acier auto-patinant2 à corrosion superficielle, qui résiste aux plus extrêmes conditions climatiques. Il présente un aspect de « peau rouillée ». Ce matériau est assez innovant en France mais est très utilisé par exemple en Finlande, car il ne nécessite plus aucune maintenance. Gilles Guyot, architecte et ingénieur au Cabinet OMA, chef de projet en charge de la maîtrise d’œuvre de la construction du pont Simone Veil, indique : « Tous les travaux ne se sont pas arrêtés pour autant, notamment les aménagements de chacune des rives aux débouchés du pont, qui sont en cours, sauf la partie paysagée qui sera mise en place progressivement ».
Il explique : « Le pont a été conçu avec une sobriété de moyens, afin de se concentrer sur son usage qui peut être réversible et le plus modulable possible, pour préserver l’avenir. Ainsi, tous les équipements sont démontables, avec une installation des réseaux d’adduction d’eau et électriques, disposés sous un caillebotis métallique étanche. Par exemple, le raccordement électrique de rails de tramway sera possible sans installer des caténaires. En dehors de ponts autoroutiers, il n’existe pas actuellement de pont urbain de cette largeur avec 600 mètres de portée. L’idée est de réserver des espaces publics sur l’eau, ce qui réduit l’impact sur les berges. »
Totalement multimodal, le pont doit accueillir une voie par sens dédiée à un transport en commun en site propre (type tramway), une voie par sens pour les voitures et poids lourds et un espace par sens dévolu aux modes de déplacement collectifs ou alternatifs. La répartition des espaces de circulation laisse libre un grand espace de déambulation pour les piétons et les pistes cyclables, tandis qu’au niveau des berges, le pont se raccorde directement sur les rives gauche (Bordeaux et Bègles) et droite (Floirac), via de grands espaces publics et boisés. Ils seront reliés au prolongement du parc aux Angéliques depuis le pont Saint-Jean et à la boucle verte de la Métropole, labellisée sentier de Grande Randonnée. (lire page 20)
M. Guyot précise que « des études de charge ont été menées pour permettre de supporter à la fois le poids d’une foule et son rythme de passage. Les mouvements d’oscillation très dangereux pour les ponts sont limités au maximum. »
Sur les berges inondables, plusieurs bassins alvéolaires sont installés pour recueillir le trop plein des eaux et réduire les risques d’inondation. La reprise des travaux de construction du pont devrait conduire à une livraison probable en 2024.
« Les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts. » (Isaac Newton)
1Soit plus du tiers du poids de la Tour Eiffel
2 Cet acier se patine seul au contact de l’air et en vieillissant
Encadré
Burdigala est fondée au IIIe siècle avant J.-C. par les Bituriges Vivisques, peuple gaulois originaire de la région de Bourges. À sa création, la ville est construite sur de vastes marais qui s’étendent de chaque côté de la Garonne.
Eric Dabé
bxmet.ro/pont-simone-veil