Le juge, la meute et les pigeons

Dans le Palais de justice de Bordeaux, la salle des pas perdus. Photos de D. Sherwin-White

 

 

Si la justice d’assises se rend en rouge et en hermine, la justice ordinaire s’habille en noir : juges et avocats sont ainsi revêtus de leur tenue de travail. 

 

Par Étienne Morin

 

Palais de justice de Bordeaux, 27 avril 2023 : une journée commence, le ciel est gris et bas. Deux justiciables sont convoqués pour un procès au pénal à la suite de malversations dont ils sont accusés. L’un entre dans la salle D, accompagné de son avocat. L’autre est absent. Ils encourent deux ans d’emprisonnement et 300 000 € d’amende.

Leur procès est celui d’une justice ordinaire. À neuf heures précises, les trois juges, l’avocate générale et le greffier sont annoncés avec une voix fluette : « la Cour ».

Devant les trois juges, un dossier épais d’au moins 50 cm : dépôts de plainte, procès-verbaux d’infraction, procès-verbaux d’audition, écoutes téléphoniques, justificatifs déposés par les victimes s’entassent dans un ordre aléatoire, au point que le juge, au cours de la journée, aura parfois du mal à retrouver les pièces qu’il cherche !

Il s’agit d’une audience de la Cour d’appel en chambre correctionnelle. Le tribunal judiciaire a condamné en 2020 les dirigeants d’une société, Idéal ENR, vendant des panneaux solaires, des fenêtres, de l’isolation thermique, des portails, des portes de garage…

Ceux-ci, ont accepté leur condamnation mais MM. Dupont et Samson, salariés de cette société, (les noms ont été changés) ont fait appel : ce sont les prévenus.

 

Pratiques commerciales trompeuses

Le président de la Cour explique les faits ayant mené aux poursuites : « La société Idéal ENR avait mis au point un système de vente consistant en premier lieu à repérer des personnes seules et vulnérables, en fonction de l’état de la maison, de la présence de nains de jardin, ou de rideaux vieillots… Les vendeurs se présentaient comme des auditeurs réalisant gratuitement un audit énergétique. Ils n’avaient pas de compétences particulières, mais ils entraient dans un ordinateur les caractéristiques de la maison et, presque miraculeusement, celui-ci suggérait de réaliser des travaux correspondant aux produits vendus par la société. Ensuite, commençait le processus de vente en lui-même. Il s’agissait de faire croire que les travaux payés à crédit par les clients s’autofinanceraient grâce aux économies réalisées sur l’isolation ou à l’électricité produite par les panneaux solaires ».

Le matin, sur les deux prévenus, seul M. Dupont, condamné à 11 mois de prison avec sursis, est présent. Le juge appelle en vain M. Samson, qui a été condamné à 12 mois de prison avec sursis.

M. Dupont est appelé à la barre. C’est un homme châtain de taille moyenne, le visage anguleux. Il présente bien. Il est accompagné de son avocat. Le juge lui explique les charges retenues contre lui : « Vous avez utilisé des pratiques commerciales trompeuses et agressives ».

 

Les dénégations des prévenus

S’ensuit un dialogue de près d’une heure entre les juges et M. Dupont. Le juge essaye d’établir la culpabilité personnelle de M. Dupont. M. Dupont reconnaît que « la société avait des pratiques commerciales trompeuses et agressives allant jusqu’au harcèlement des clients », mais, ajoute-t-il,  « je n’ai pas participé personnellement à ces faits ». « Mais les prix étaient aberrants, affirme le juge, et le matériel était non conforme ou ne correspondait pas aux besoins du client, et vous le saviez. Vous agissiez en meute, avec un vendeur, puis un autre, puis le directeur des ventes, parfois jusque 23 heures le soir pour obliger le client à signer ». « On faisait du commerce, ça n’a rien d’illégal » répond M. Dupont. « Certes, réplique le juge, mais les commandes étaient antidatées pour empêcher le droit de retrait légal de 14 jours des clients et les travaux, commencés avant ce délai légal. Et puis vous promettiez le rachat des crédits en obligeant des gens déjà surendettés à s’endetter à nouveau ». M. Dupont s’entête : « Je n’ai pas participé personnellement à ce processus ». Il ne lâchera pas cette ligne de défense. Le juge lui rétorque : « Vous étiez au moins complice puisque vous avez soutenu les vendeurs qui menaient ces pratiques ». Le magistrat termine : « Quelle activité professionnelle exercez-vous maintenant ? » M. Dupont répond : « Désormais, je travaille chez un promoteur immobilier ».

 

À 14 heures, M. Samson arrive. Sa convocation mentionnait qu’il devait être présent l’après-midi, à partir de 14 heures ! Le président de la Cour reprend le procès et l’interroge. Comme M. Dupont le matin, M.Samson nie toute participation personnelle aux faits incriminés. Le juge demande : « Quelle activité professionnelle vous occupe actuellement ? » Monsieur Samson répond, « À partir de la semaine prochaine, je vais vendre à des collectivités et des agriculteurs des installations photovoltaïques ». Le juge cingle : « Vous allez donc continuer les mêmes arnaques ». On sent que la réponse le consterne.

La justice se rend sous ces deux médaillons, à Bordeaux. Celui de gauche Romain de Sèze, le défenseur de Louis XVI, celui de droite, Achille de Hatay, le juge qui a condamné Ravaillac 

es victimes

 

De nombreuses victimes interviennent en tant que parties civiles : elles demandent une indemnisation pour les préjudices subis : installation dysfonctionnelle, fenêtre de mauvaise dimension, portail ne fonctionnant pas ou pire encore porte de garage jamais livrée. Viennent à la barre des personnes âgées, d’autres handicapées et quelques avocats. Une victime plaidant seule explique : « Ce qui est le plus dur, ce n’est pas l’argent perdu, mais c’est le sentiment de m’être fait avoir, d’avoir été pris pour un pigeon ». Elle repart tristement sur son banc. L'une des victimes est déjà décédée et ce sont ses enfants qui poursuivent l’action de leur mère.

 

Les réquisitions

L’avocate générale intervient pour demander l’application de la loi. « L’ensemble des salariés a participé à l’arnaque, ils étaient tous au courant dont M. Samson et M. Dupont. Ces personnes sont cyniques. Regardez comment étaient surnommés des clients dans la société : « Les Doliprane, les Cassoss, les Gogols… ». Et puis les instructions données aux vendeurs : « Tu vas atomiser le client, baise-le ! ». Ces deux salariés avaient parfaitement conscience de tromper les clients et de les harceler pour les amener à conclure des contrats. Je demande donc une condamnation pour les deux prévenus, sans exclure le sursis, ceux-ci étant en voie de réinsertion sociale ». Elle souligne : « Il est important de condamner ces pratiques cyniques et de montrer aux consommateurs que la justice les défend ».

 

La défense

Intervient l’avocat de M. Dupont. « Citons l’article 121–1 du code pénal : « Nul ne peut être inquiété que de son fait personnel ». Or rien ne montre dans le dossier que Monsieur Dupont a personnellement participé à une arnaque : aucun document, aucune signature de contrat, aucun écrit de la main de M. Dupont n’a été produit à l’appui des poursuites engagées contre lui. Et si le tribunal devait retenir l’incrimination de complicité, ce serait une nouvelle poursuite pénale[1]. Je porterai dans ce cas l’affaire devant la Cour de cassation. Je demande donc la relaxe de mon client ».

M. Samson se défend seul avec une certaine confusion. Finalement, c’est M. Dupont qui conclut les débats : « Je suis désolé des préjudices causés aux victimes et, même si je n’y ai pas participé personnellement, je présente mes excuses à celles-ci ».

À 18 heures, après une journée de débats intenses, le juge annonce qu’il rendra son délibéré le 15 juin.

 

Suivre un procès ordinaire est édifiant. La justice accuse, écoute, tente de comprendre. Tout au long de la journée le juge est resté impartial. La parole a été fluide. On a parfois senti une certaine mauvaise foi dans la défense des prévenus. Les juges se donnent le temps de réétudier le dossier avant de rendre leur décision. La lenteur de la justice est aussi le signe qu’elle cherche à prendre la bonne décision.

 

 



[1] Il est interdit à une Cour d’appel de retenir d’autres qualifications que celle retenue en première instance.

La salle d'audience du Palais de justice de Bordeaux