Edito

Voyager immobile, rouler sa bosse sans bouger ou du moins, sans dépasser un périmètre congru. Voilà un pari économe en carbone. Qui ne nécessite ni réservation, ni billet, ni passeport. Un confort assuré pour qui vit d’imprévoyance et souhaite vagabonder à loisir sans débourser un fifrelin.

Voyager immobile, c’est aussi ajouter par facilité un presque à l’injonction. Ce qui nous donne, voyager presque immobile. Il n’y a pas si longtemps, quand nous étions emprisonnés dans les rets du principe de précaution, nous avons ainsi appris que oui, on pouvait survivre sans dépasser une prison de 3,14 km2, soit la surface laissée par un rayon d’un km à partir de sa porte d’entrée.

Car voyager sans bouger, c’est aussi ne pas confondre la stagnation avec la lenteur. Malgré leur inertie, l’escargot, la tortue, la lettre verte de La Poste ou le TER de la ligne du Médoc arrivent toujours à relier le point A d’un départ au point B d’une arrivée. Alors que le voyage statique consiste quant à lui à ne se fixer ni point A, ni point B, ce qui revient à être sûr de ne jamais préjuger de ses forces. Sauf bien sûr à vouloir venir à bout du roman de James Joyce, Ulysse. En revanche, il n’y a ni top de départ, ni carillon de fin, rien qu’une sorte d’infini, sans avant et sans après ; situation qui, pour un esprit fragile, peut conduire à quelques séances de psychothérapie, séances si possible en visio pour respecter la règle de l’ankylose.

Donc, ne pas bouger. Ou si peu. Se laisser aller à quelque vénielle combinaison, portant nos pas de notre porte d’entrée (déjà citée) à un emplacement qui ne sera guère éloigné mais porteur de sens : un musée, une galerie, une librairie, une bibliothèque, une expo, une salle obscure, autant de lieux où retrouver quelques lueurs d’intelligence voyageuse, ou, en tout cas, titiller l’inconscient avide de découvertes à portée de main. Car le principal artifice d’évasion statique, c’est évidemment la culture ; la culture au sens large, puisque par toutes les voies qu’elle emprunte, elle développe les plus nombreuses échappatoires. Qu’on en passe par la musique, l’œnologie, le film, l’opéra, la peinture, la sculpture, la gastronomie, la photo, la chanson, voire, affirmeront d’aucuns, le fil des matches de la Ligue 1 ou les étapes du Tour de France, la culture apporte autant d’occasions d’évasion vers des perspectives élargies.

Mais, au bout du compte, le meilleur moyen de transport immobile culturel, le seul qui peut sommeiller dans nos poches ou sacs prêts à s’éveiller dans l’instant n’est-il pas le livre et ses principales passagères, la littérature et la poésie ? Celles-ci promettent en effet au fil des pages, l’évasion vers d’autres siècles, des mondes nouveaux, la rencontre avec un infini défilé de personnages et de caractères jusqu’à mener aux tréfonds de l’âme humaine s’il le faut. Nul besoin là de moyens autres que celui du regard pour quitter le quotidien, s’abstraire de son environnement et s’enfuir. 

Peut-être même qu’après avoir accumulé quelques mètres de rayonnages littéraires, certains des nomades figés que le livre fait de nous, choisiront de lever l’ancre pour embarquer, via le papier vers leurs propres aventures imaginaires. Quoi de plus enthousiasmant qu’à l’instar de bien d’autres qui nous ont précédés, nous trouvions dans l’écriture au long cours, une délivrance littéraire et voyageuse. Nous troquerons ainsi une ambition de lecteur contemplatif pour celle de démiurge littéraire qui partage généreusement les voyages qu’il n’a pas faits.

D’autres, non des moindres, nous ont précédés entre mensonge romantique et vérité romanesque. « La mer est infinie et mes rêves sont fous » écrivait ainsi le poète bordelais Jean de la Ville de Mirmont, s’en revenant en ville après avoir humé les saveurs des quais du Port de la Lune. Ses poèmes l’ont transporté, lui qui n’avait jamais quitté la terre ferme, et nous avec, « plus loin que les Antilles ». Y a-t-il un plus beau voyage que de voguer, les yeux fermés et sans faire un pas, vers un horizon chimérique ?

Jean-Paul Taillardas