Sans valise, ni passeport

L'émouvante histoire de Ma Yutie et de Cao Guiying, paysans d'aujourd'hui dans le Gansu
L'émouvante histoire de Ma Yutie et de Cao Guiying, paysans d'aujourd'hui dans le Gansu

Avec le Retour des hirondelles, le cinéma propose une perturbante excursion en Chine rurale en deux heures tout compris

 

Ca commence par un film, ça finit par un choc. À dix mille kilomètres du fauteuil velours où l’on suçote un Cornetto, un monde paysan se désagrège sous nos yeux, là, en 2023. Chronique d’un film chinois qui secoue, Le Retour des Hirondelles de Li Ruijun.

 

L’énigme du Gansu

Embarquement immédiat pour la Chine en toute éco-conscience, sans valise ni passeport, partons ailleurs découvrir, par la vertu du cinéma, la région méconnue du Gansu. Les images se mettent à danser sur l’écran, devant nous une histoire prend corps et nous emmène dans un autre univers géographique. Le ticket d’entrée nous ouvre la voie vers cet étroit corridor qui longe la route de la soie, pris en étau entre la Mongolie au nord et le plateau tibétain au sud. Qui peut savoir ce qui se passe là-bas…

Deux heures plus tard, le Gansu n’est plus une énigme. C’est le théâtre de la grande mutation du monde rural traditionnel en voie de disparition accélérée. Tourné de mars à octobre 2022, en suivant le véritable cycle des cultures et des migrations d’oiseaux, le film s’annonce réaliste, montrant toute l’âpreté et la rudesse du travail des paysans qui vivent aujourd’hui comme au Moyen-Âge, cultivant leurs terres avec un âne et une charrue. Li Ruijun, originaire de cette région, exprime les problématiques qu’il connaît bien, tout en veillant à donner de l’épaisseur à cette chronique du temps qui passe durement, en l’enrobant d’une très délicate histoire d’amour entre deux estropiés de la vie, méprisés par leur famille.

 

Tendresse et dureté de la vie

Rien de mièvre malgré leur existence miséreuse, la dignité est là, la tendresse s’infiltre tout doucement entre cet homme et cette femme réunis par un mariage arrangé entre les deux familles, toujours d’actualité dans cette région. Le couple improbable se forme alors, lui, la cinquantaine, les mains calleuses, le visage buriné, mutique et soumis aux durs ordres de son frère ; elle, la trentaine triste car handicapée et incontinente par suite de mauvais traitements. Le silence les unit, ce n’est pas de l’indifférence mais plutôt la crainte de se découvrir. Il aura pour elle des petits gestes à la symbolique très forte, comme le manteau qu’il lui achète chèrement à la ville pour lui permettre de sortir de sa cachette sans redouter le regard des autres. Puis il décidera de leur construire une maison faite de la terre ocre qui noie le paysage ; il l’extrait, la mouille, la forme dans des moules en bois avant de laisser les briquettes sécher au soleil. Les trous seront comme des fenêtres. Le bonheur simple et essentiel s’infiltre dans leurs veines. Elle aimerait une poule, il la lui donnera, puis un cochon, elle l’aura, entourant leur indispensable âne.

 

 

Interdit en Chine

Un jour, dans un étouffant jet de poussière propulsé par une énorme cylindrée allemande, apparaissent deux hommes, grands, sveltes, vêtus de costume noir, chemise blanche et cravate assortie, émissaires de la mafia, pressée de créer une nouvelle élite rurale et de constituer de grands domaines de cultures. En jeu, une colossale masse d’argent contre la démolition immédiate de la maison par un bulldozer et leur installation en ville dans un appartement niché au 14e étage. Les grands hommes emmènent les paysans le visiter. Ils découvrent l’électricité, la télévision… Stupéfaits, ils sont perdus.

L’histoire ne s’arrête pas là... Frôlant la force du documentaire, ce film dévoile un pan de l’économie que la Chine ne saurait montrer. Peu après sa sortie il a été interdit dans le pays, mais les copies à l’international étant déjà réalisées, sa projection à l’étranger s’est poursuivie. En France, un million de spectateurs ont ainsi été saisis par l’extrême misère des habitants du Gansu (dont les Ouïghours), très loin de la futuriste Shanghai, plaque mondiale de la finance ou de la toute impériale Pékin, symboles préférés de la Chine pour son image à l’extérieur.

 

Dominique Galopin